Les résurrections de la peste, de l'Antiquité au Moyen Âge
La peste de Justinien n’a pas engendré la terrible épidémie du Moyen Âge.
La première grande épidémie de peste de l’histoire est celle apparue à l’été 541 apr. J.-C. en Égypte, pendant le règne de l’empereur Justinien. Frappant durement l’empire byzantin, elle s’est étendue à l’Europe, traversant les royaumes francs pour finir dans les îles britanniques. Or une étude publiée aujourd’hui indique qu’elle n’est pas l’ancêtre de la seconde épidémie de peste, celle du Moyen Âge. Elles sont causées par deux souches différentes de la même bactérie. La peste de Justinien n’a donc pas eu de descendance. C’est ce qu’indique la reconstitution pour la première fois de l’ensemble de son génome, prélevé dans les dents de deux squelettes. Ces derniers provenaient d’un cimetière du VIᵉ siècle apr. J.-C. situé en Bavière.
La découverte est d’importance. Car elle montre que la grande peste noire du Moyen Âge n’est pas due à la résurgence d’une souche ancienne de l’épidémie de Justinien, qui se serait fait oublier, quelque part dans une population de rats sans beaucoup de contact avec les hommes. Au contraire, elle montre la dangerosité de cette bactérie, capable de renaître sous une autre forme et de déclencher à nouveau une épidémie de grande ampleur, six cents ans après la fin de la première peste.
Ces travaux sont aussi la conclusion d’une controverse ancienne. Car de nombreux chercheurs ont longtemps douté que la peste soit la responsable de l’épidémie de Justinien. Principalement parce que la bactérie qui en est responsable n’avait jamais été détectée dans les squelettes de cette période. Pourtant, certains textes de l’époque, comme ceux de Procope de Césarée ou de Grégoire de Tours, évoquent assez clairement les bubons de la peste, ces gonflements douloureux des ganglions lymphatiques près de l’aine, des aisselles ou du cou.
Mais peu à peu, l’étau des recherches s’est resserré. Au cours des années 2000, les scientifiques ont en effet progressivement affiné leurs techniques d’extraction de l’ADN ancien, permettant de s’assurer que celui-ci n’était pas contaminé par de l’ADN récent. Les premiers résultats en provenance du cimetière bavarois, en 2004, et ceux, trois ans plus tard, d’une équipe française à Sens, dans l’Yonne, ont été peu à peu confirmés. Ils le sont définitivement avec ces nouveaux résultats : la peste de Justinien était bel et bien causée par la même bactérie que la grande peste noire.
Cependant, à l’inverse de cette dernière, qui va donner naissance à la troisième et dernière épidémie de peste, venue d’Extrême-Orient au XIXᵉ siècle, celle de Justinien s’est éteinte, deux siècles après son apparition. Personne ne sait vraiment pourquoi. Y avait-il moins de rats ? Une partie de la population a-t-elle développé une résistance à cette souche particulière ?
Pourtant, elle semble avoir été très virulente, d’après la mortalité que rapportent les chroniqueurs de l’époque. Selon certaines estimations, son impact aurait été même équivalent à celui de la grande peste noire du Moyen Âge, qui a sans doute tué plus d’un tiers de la population européenne entre le XIVe et le XVIIIᵉ siècles.
Il reste donc à comprendre pourquoi ces deux épidémies ont été aussi dévastatrices, et pourquoi la première s’est éteinte, tandis que la seconde survivait jusqu’à nos jours, sous une forme atténuée : son développement actuel est heureusement moins fulgurant qu’au XIVᵉ siècle. Certains scientifiques se demandent par exemple si les puces des rats sont bien les seules à véhiculer la maladie. D’autres vecteurs, comme les poux du corps, auraient pu intervenir au Moyen Âge.
Bref, il y a du grain à moudre pour les historiens et les archéologues : l’évolution des conditions d’hygiène, l’intensité des déplacements humains, les modalités du contact entre les hommes et les rats, etc. Il est également possible que l’effet de la peste se soit conjugué avec celui d’autres maladies − fièvre typhoïde, typhus, malaria − pas encore détectées dans les anciens squelettes.
Quant aux spécialistes de l’ADN ancien, ils ne sont pas au bout de leurs peines. Car la peste est coriace : contrairement à bon nombre d’organismes, elle ne semble pas avoir d’horloge génétique (son ADN n’accumule pas régulièrement des mutations). Difficile, par conséquent, de dater l’apparition de la maladie et de ses différentes souches. Il est donc possible que la peste soit en fait un très vieux fléau pour l’humanité : peut-être était-elle déjà à l’œuvre dans la mystérieuse épidémie qui ravagea Athènes en 430 av. J.-C., comme le relate l’historien grec Thucydide.
Nicolas Constans
La publication scientifique : D. Wagner et al., The Lancet Infectious Diseases, 2014 S’abonner à @nconstans