Le plus ancien bateau cousu de Méditerranée

L’archéologue naval Giulia Boetto revient sur la découverte qu’elle étudie actuellement en Croatie.

Giulia Boetto, archéologue naval, est chargée de recherches au CNRS, dans le Centre Camille Jullian à Aix-en-Provence.

Vous venez de participer à la découverte d’une épave très rare. De quoi s’agit-il ?

Il s’agit des restes d’un bateau d’une douzaine de mètres de long, dont un peu plus de la moitié de la coque est conservée. Elle se trouve à Zambratija en Croatie, à une cinquantaine de kilomètres de Trieste. C’est un pêcheur qui en a indiqué l’emplacement à deux archéologues croates (Ida Koncani du musée archéologique d’Istrie et Marko Uhač du ministère de la culture). Au départ, ils pensaient qu’elle datait sans doute de l’époque romaine. Mais la datation au carbone 14 nous a tous surpris. Elle a révélé que l’épave était très ancienne : du XIIᵉ siècle av. J.-C. environ, donc de l’âge du bronze !

En quoi cette découverte est-elle importante ?

Trouver un bateau de l’âge du bronze est exceptionnel. Certes, il existe des embarcations plus anciennes datant de cinq à six milliers d’années. Mais ce sont des pirogues de fleuve, creusées dans des troncs. Ce ne sont pas des bateaux assemblés de planches. Il y a quelques bateaux très anciens, comme ceux des Égyptiens sur le Nil, préservées au sec grâce aux pratiques funéraires de ces derniers. Il y a eu aussi un bateau de l’âge du bronze qui naviguait probablement en Manche découvert à Douvres en Angleterre et datant du XVIᵉ siècle av. J.-C. Mais en Méditerranée, il n’y a pratiquement rien. C’est paradoxal, car elle est alors le lieu de civilisations florissantes, comme les Mycéniens ou les Phéniciens. La principale épave connue est celle d’Uluburun en Turquie, qui date du XIVᵉ siècle av. J.-C. Elle est très importante, car sa cargaison témoigne d’un important commerce maritime en Méditerranée à l’époque. Mais elle n’a livré qu’un tout petit fragment de coque. Impossible de se faire une idée du bateau.

Le bateau croate était cousu. Qu’est-ce que cela signifie ?

Giulia Boetto − photo Ranko Frka.

Giulia Boetto − photo Ranko Frka.

C’est l’une de deux manières d’assembler la coque d’un bateau. Le principe est d’attacher ensemble les planches de la coque avec des liens, des cordes. Ces dernières passent à travers des trous pratiqués dans les planches, d’où ce nom de « cousu ». En Méditerranée, durant l’Antiquité, une autre type d’assemblage des planches, à base de tenons et mortaises, était également utilisé. Il requiert de fabriquer des milliers de petites languettes en bois dur, et de creuser des encoches dans chacune des planches. Il faut des charpentiers qui aient l’habitude de le faire. Par contre, l’entretien est plus simple. Car dans les bateaux cousus, les liens pourrissent et il faut les changer régulièrement. En outre, avec les tenons et mortaises, la coque obtenue, plus solide, supporte des tonnages plus importants. C’est une des raisons de la désaffection progressive pour la technique des bateaux cousus au cours de l’Antiquité. Même si le long des côtes croates et plus généralement en mer Adriatique, elle perdure jusqu’à l’époque romaine, voire plus tard.

D’où pouvait venir cette épave ?

Il s’agit presque certainement d’un bateau construit localement. Parce que la manière d’agencer les liens entre les planches est typique des traditions locales, que nous connaissons par des épaves plus récentes. Nous savons aussi que les peuples qui habitaient la région avant l’époque romaine, les Histri et les Liburni, construisaient des bateaux cousus.

En outre, les archéologues croates ont fait une découverte très intéressante. À cinq cents mètres environ, ils ont identifié une vaste zone, d’un hectare environ, où des pieux en bois émergent du fond de l’eau, à quatre mètres de la surface. Leurs analyses préliminaires ont montré qu’il s’agissait peut-être de restes d’habitations sur pilotis. D’après le type de céramiques retrouvés sur place, elles dateraient du début de l’âge du bronze ou de la fin de la période précédente, le Néolithique. À côté des pieux, il y a des poutres en bois, énormément d’ossements d’animaux et sûrement beaucoup plus encore, vu la bonne préservation des vestiges. Les spécialistes de ces périodes connaissent bien ce genre de sites. Mais ils sont situés en bord de lacs, en Suisse et dans le Jura, notamment. En bord de mer, c’est rarissime. C’est pourquoi les archéologues croates estiment qu’il s’agissait peut-être en fait d’une lagune, le niveau de la mer étant alors plus bas. En tout cas, cela pourrait éventuellement expliquer la présence de l’épave.

Quelle va être la suite des recherches ?

Nous avons prélevé deux échantillons de la coque, que nous avons transmis à des collègues spécialistes de la datation par les cernes du bois. Ce genre de technique peut donner la date où le tronc a été abattu, parfois à l’année près. En réalisant le même type de datation sur les habitats sur pilotis juste à côté, nos collègues croates pourront peut-être nous dire s’ils ont été construits en même temps. Après se posera sans doute la question de sortir l’épave, pour l’exposer dans un musée et réaliser des études plus approfondies de sa construction. Car c’est un bateau assez particulier : au lieu d’une quille, la partie centrale du fond de la coque est constituée d’une sorte de demi-tronc creusé, un peu comme une pirogue.

Propos recueillis par Nicolas Constans.

  • Merci au musée archéologique d’Istrie, et à sa conservatrice Ida Koncani.
  • Ces recherches n’ont pas encore été publiées et sont donc encore préliminaires.
  • Giulia Boetto est revenue sur cette découverte sur France Culture le 20 mai 2014.
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