Les aide-mémoires des Incas : une origine ancienne et énigmatique

Pour se souvenir, les Incas ne faisaient pas de nœuds à leur mouchoir mais à des cordelettes. L’origine de ce système d’enregistrement en fait assez sophistiqué, remonte au moins au VIIIᵉ siècle apr. J.-C., d’après une nouvelle datation.

Au XVe et XVIᵉ siècle, l’empire inca est à son apogée. Il s’étend de la frontière équatorio-colombienne au nord jusqu’aux alentours de Santiago du Chili au sud. Pour maintenir la cohésion de cet immense territoire, l’État inca exerce un contrôle administratif très fort sur ses sujets : il recense ses soldats, les populations conquises, il impose des travaux obligatoires, etc. En outre, les Incas se livrent à des travaux d’ingénierie : vastes ponts suspendus, tunnels, dizaines de milliers de kilomètres de routes. Toutes choses impensables sans une planification précise et chiffrée.

Mais pour cela il faut compter, il faut comptabiliser. Problème : les Incas n’ont pas d’écriture ! Comment font-ils ? En fait, ils utilisent une sorte de pense-bête portatif : le khipu, un trousseau de cordelettes munies de nœuds. Dans chaque village, des fonctionnaires relèvent, par exemple, le temps de travail qu’ont consacré les habitants à l’empire. Puis ils enregistrent les résultats sur des khipus. Ensuite, des messagers spéciaux transportent ces derniers jusqu’aux capitales régionales et de celles-ci jusqu’au cœur de l’empire, Cuzco.

Les comptables de l’époque nouent alors les khipus les uns aux autres, afin d’ajouter les chiffres issus des différentes régions de l’empire. De ce fait, les khipus pouvaient compter plus d’un millier de cordelettes, et nécessiter deux personnes pour les déployer. Les chroniques de la conquête espagnole rapportent que pour les lire, les Incas passaient rapidement les doigts sur les différents nœuds, un peu à la manière des aveugles lisant du braille.

L’origine de ce système, elle, est plutôt floue. Les archéologues pensaient qu’il était antérieur aux Incas, mais n’en savaient pas beaucoup plus. Spécialiste de la question, Gary Urton, professeur à l’université Harvard, s’est attaché à en reconstituer l’origine.

Il a d’abord recensé et fait dater un échantillon de ces khipus. Ce qui a permis de bien séparer les khipus anciens de ceux utilisés par les Incas. Tous se répartissent en effet en deux périodes. Ceux de la première, entre 700 et 1000 sont probablement l’œuvre des Wari, l’un des principaux états de la région à l’époque. Car les archéologues ont parfois trouvé leurs céramiques à côté des khipus. Les seconds sont ceux des Incas et de la période coloniale, entre 1400 et 1650. Entre les deux, rien. Pas possible, malheureusement, de suivre à la trace une éventuelle transformation des premiers en les seconds. Ni d’être plus précis dans les fourchettes temporelles, en raison de limitations propres à la datation au carbone 14 dans l’hémisphère sud.

Toutefois, les khipus anciens ont des points communs avec ceux des Incas, même s’ils ne sont pas aussi standardisés. Une première moitié y ressemble d’ailleurs beaucoup, avec la même forme de mille-patte, mais en un peu plus simple. Et ceux de la seconde, en forme d’arbre très touffu, comportent de multiples ramifications, comme ceux des Incas. Ces derniers semblent donc avoir un peu emprunté à ces deux traditions pour mettre au point leurs khipus.

Khipu inca en haut, et les deux types de khipus anciens en dessous.

Khipu inca en haut, et les deux types de khipus anciens en dessous.

Reste que les khipus incas se distinguent par leur usage abondant des nœuds, selon un principe aujourd’hui bien compris : on place les nœuds qui correspondent aux unités en bas de la cordelette, puis les dizaines au-dessus, les centaines encore au-dessus, etc.

Car la manière de compter des Incas est comme la nôtre basée sur la dizaine. Les habitants qui étaient de corvée pour l’empire, étaient d’ailleurs toujours répartis en équipes de dix, regroupées en cohortes plus nombreuses en fonction des besoins.

À l’inverse, les khipus anciens utilisent très peu de nœuds. Les cordelettes en comportent souvent un seul, ou un groupe de cinq très serrés. Jamais plus. Il arrive aussi que les cordelettes soient regroupées par cinq. Bref, ne serait-ce pas là la trace, chez les utilisateurs des premiers khipus, d’une manière de compter de cinq en cinq ?

Cela permet d’affiner le portrait des inventeurs du khipu. Car la manière de compter est intimement inscrite dans la langue. Les principales à l’époque dans ces régions sont le quechua, le puquina et l’aymara. Il se trouve que les deux premières ont des mots bien distincts pour écrire les chiffres de un à dix. Et les nombres suivants sont construits à partir de ces derniers. Ce qui suggère que leur manière de compter était basée sur la dizaine. Ce qui n’est pas le cas de l’aymara, où ce serait plutôt jusqu’à cinq. Autrement dit, les inventeurs du khipu étaient peut-être des populations parlant aymara.

Le problème, c’est qu’on ne sait pas vraiment les langues que ces populations parlaient par le passé. La majorité des linguistes imaginaient plutôt les Wari parler quechua. Mais l’étude des khipus suggère au contraire qu’ils parlaient peut-être aymara.

En tout cas, les archéologues ne devraient pas en rester là. Car dans les khipus, il n’y a pas que les nœuds. Il y a aussi la couleur. Tresses bicolores, fils de couleur ceinturant les cordelettes : c’est notamment dans ces motifs colorés que se cachent sans doute d’autres informations : ce qu’on compte (temps passé à travailler pour l’empire ? Sacrifices d’animaux ?) À moins que ce soit, comme le pensent certains, une sorte de proto-écriture.

Quelle information renferment les motifs colorés de cet ancien khipu, daté entre 700 et 900 apr. J.-C. ?American Museum of Natural History − Gary Urton

Quelle information renferment les motifs colorés de cet ancien khipu, daté entre 700 et 900 apr. J.-C. ?American Museum of Natural History − Gary Urton

Nicolas Constans

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