Espions et indics en Mésopotamie

Il y a 3000 ans, les Assyriens savaient bien que les guerres se gagnent aussi grâce à un renseignement militaire de qualité, explique le chercheur Pierre Villard.

Pierre Villard est professeur à l’université de Clermont-Ferrand et chercheur au laboratoire Archéorient, Maison de l’Orient et de la Méditerranée, Lyon. Lors d’un colloque à la fin de l’année dernière, il a présenté un état de l’art de la question du renseignement militaire chez les Assyriens, dont il est en train de rédiger et d’actualiser la publication.

Entre le VIIIe et VIIᵉ siècle av. J.-C., les Assyriens prennent le contrôle d’un véritable empire, allant de l’Égypte, à la Turquie et l’Iran actuels. Comment s’explique leur suprématie militaire ?

Au côté des innovations militaires − perfectionnement des chars, de la cavalerie, des tours de sièges −, il y a l’efficacité de leur renseignement. Nous en avons de nombreux exemples dans les textes qui nous sont parvenus. Ils montrent bien son impact sur les conflits armés. Par exemple, en 714 av. J.-C., la campagne militaire de Sargon, un des grands rois assyriens, a un objectif officiel − mettre au pas des tribus vassales − et un autre non avoué − piller un riche sanctuaire pour financer les grands travaux de sa nouvelle capitale. D’après une lettre d’un de ses vassaux, Sargon s’est visiblement arrangé pour faire savoir aux puissances ennemies le premier des ses buts. Ce qui lui laisse ensuite les mains libres pour réaliser le second.

Nous voyons bien aussi l’importance que revêt le renseignement aux yeux du pouvoir assyrien. Les informations stratégiques sont omniprésentes dans les annales et les courriers de l’empire. Souvent, le pouvoir royal ne laisse à personne d’autre que lui le soin d’interroger les prisonniers susceptibles de délivrer des renseignements importants.

Existe-t-il des espions professionnels ?

Pas à proprement parler. Il ne semble pas y avoir eu de « deuxième bureau » comme certains assyriologues l’ont cru au milieu du XXᵉ siècle. En revanche, l’armée disposait d’éclaireurs appelés daiālu, qui s’infiltraient parfois en territoire ennemi, voire dans la capitale du camp adverse. Il existait aussi des roitelets ou des fonctionnaires qui envoyaient au roi des rapports sur la situation militaire et intérieure des royaumes ennemis. En général, ils sont en poste dans des zones frontalières. Soit dans les forteresses qui font face aux tribus nomades du désert syrien, à l’ouest. Soit dans des petits États-tampons, à la frontière entre l’empire assyrien et son grand rival du nord, le royaume d’Urartu. Situés dans les montagnes du Kurdistan actuels, ces États doivent en général leur existence à la présence d’un sanctuaire prestigieux. Fréquentés par les deux camps, ils sont un poste d’observation privilégié.

Pierre Villard

Pierre Villard

Y a-t-il des « taupes » ?

Oui. Nous en avons des exemples. La situation est favorisée par une pratique très répandue en Mésopotamie lors des traités de paix : l’échange d’otages. Des membres des familles royales d’un des camps vont vivre à la cour de l’autre, et vice-versa. L’impression laissée par les textes est que les Assyriens s’empressent « d’assyrianiser » les jeunes princes étrangers, pour en faire de futurs alliés.

Comment fonctionne le renseignement assyrien ?

Les textes n’entrent pas dans les détails. Mais ils sont suffisamment précis pour qu’on puisse lire entre les lignes. Et là apparaissent toutes les tactiques classiques du renseignement : infiltration, déstabilisation, etc. Par exemple, en 653 av. J.-C., le roi assyrien Assurbanipal entre en guerre contre celui d’Élam, à l’ouest de l’Iran actuel. Il apprend, vraisemblablement par des informateurs infiltrés au sommet de l’État élamite, que ce roi vient de subir une attaque, qui lui laisse le visage à demi-paralysé. Dans ce contexte troublé, les Assyriens fomentent ce qui s’apparente à une opération de déstabilisation : alors que le roi élamite occupe une bonne position défensive, il doit, à la surprise générale, quitter précipitamment les lieux avec son armée. La raison ? Visiblement, les Assyriens ont retourné une partie de ses alliés. C’est pourquoi il doit regagner au plus vite l’une de ses capitales, Suse, et puiser dans son trésor personnel pour s’assurer leur soutien. Seulement il est trop tard, il a perdu l’avantage du terrain : peu après, les Assyriens écrasent son armée.

Bref, un espionnage classique ?

Pas tout à fait. Car, bizarrerie pour nos yeux modernes, les Assyriens considèrent la divination comme hautement stratégique. Les devins font partie de l’arsenal, en quelque sorte. C’est ce que montre l’analyse des tablettes sur lesquelles sont inscrites les questions posées aux dieux. Elle montre que les Assyriens utilisent la divination pour confirmer des informations acquises par du renseignement classique, par exemple : « est-il vrai que mon messager va être attaqué ? »

Propos recueillis par Nicolas Constans

  • État policier. Les rois assyriens utilisent aussi le renseignement pour s’informer sur la situation de leur propre royaume. Tout le monde surveille tout le monde : obligation est faite à tous les sujets de l’empire de donner toutes les informations dont ils disposent. Ils prêtent serment pour cela lors de sessions appelées adê.
  • Signaux optiques. Outre les informations écrites, il est probable que les Assyriens communiquaient entre eux en allumant des feux. La pratique semble courante à l’époque : elle est attestée dans un royaume voisin de l’Assyrie, l’Urartu, mais aussi, un millénaire plus tôt, dans les textes de la cité de Mari, à l’est de la Syrie. En outre, l’étude de la localisation des forteresses assyriennes (à une époque où le royaume était plus petit) révèle qu’elles n’étaient jamais éloignées de plus de neuf kilomètres (recherches d’Aline Tenu). Une distance au-delà de laquelle il devient plus difficile d’apercevoir des feux. L’information pouvait donc se transmettre de proche en proche sur de longues distances.
  • P. Dubovskí, Hezekiah and the Assyrian Spies, Biblica et Orientalia, 49, 18, 2006. Un livre sur l’espionnage assyrien dans le royaume de Judée autour du VIIᵉ siècle av. J.-C., basé sur les livres bibliques et sur les archives de Ninive et de Nimrud.