La ville fantôme de la conquête aztèque

Des fouilles archéologiques montrent que la formation de l’empire aztèque entraîna l’émigration forcée de toute une ville.

Ce n’est que moins d’un siècle avant la conquête espagnole qu’émerge l’empire aztèque, à partir de 1430 environ. Ceux qui n’étaient au départ qu’une petite cité sur le lieu de la future Mexico sont les vainqueurs finaux de plus de trois siècles de conflits et d’alliances entre les cités de la région. Dans cette histoire, l’une des étapes décisives est la fin en 1395 d’une interminable guerre entre deux cités du nord de la zone. La victoire de la première, Cuauhtitlan, sera de courte durée : elle finira par tomber sous la coupe de ses anciens alliés, les Aztèques.

Quant au sort du vaincu, Xaltocan, il laisse la curieuse impression d’un nettoyage ethnique. À l’époque, c’est une puissance régionale de premier plan. C’est le royaume des Otomis, seul peuple d’importance à parler une autre langue que celle des Aztèques et des autres cités de la région, le nahuatl. Or suite à la défaite de 1395, les habitants de Xaltocan doivent abandonner leur cité pour émigrer dans d’autres régions. La cité, une île artificielle, serait restée une ville fantôme pendant quarante ans, avant d’être repeuplée par les Aztèques. Un cas unique dans l’histoire de l’empire.

Mais les textes qui relatent cet épisode n’en donnent pas la raison. Laconiques, ils datent de plus d’un siècle après les faits. Depuis plusieurs décennies, les archéologues tentent de savoir ce qui s’est vraiment passé.

Or en 2012, patatras. Des archéologues américains montrent qu’au moins quelques enterrements ont eu lieu alors que la ville était censée être abandonnée. En outre, les nouveaux occupants de la période aztèque semblent plutôt familiers des lieux : ils utilisent exactement les mêmes maisons et les mêmes cimetières. C’est pourquoi les archéologues se demandent alors s’il ne faut pas lire les textes autrement. Il serait possible, par exemple, que ce soit seulement les chefs et élites de la cité qui aient dû quitter la ville.

Pour en avoir le cœur net, l’équipe entreprend des tests génétiques. Elle analyse l’ADN des restes des occupants successifs de plusieurs maisons de la cité. Résultat : ceux d’avant le repeuplement par les Aztèques sont différents de ceux d’après. Il semble donc bien qu’il y ait eu malgré tout remplacement de la population de Xaltocan. Même si l’échantillonnage de la population était trop faible pour conclure définitivement.

Récemment, d’autres archéologues ont décidé d’essayer de trouver d’autres indices. Ils se sont intéressés à la manière de vivre des habitants de Xaltocan. Cité insulaire, elle tirait une partie de sa prospérité d’une technique agricole particulièrement efficace : les champs surélevés ou chinampas. C’est l’aboutissement d’une pratique apparue pour la première fois en Amérique il y a trois mille ans, et présente un peu partout, notamment en Guyane.

À l’époque aztèque, cette technique consiste à couler des radeaux remplis de terre dans un lac ou une étendue d’eau. De cette manière, on crée des champs artificiels émergés. Généralement de forme allongée, ceux-ci sont consolidés en plantant des saules ou des cyprès sur leur pourtour. Ces surfaces sont particulièrement fertiles, nécessitant peu de jachère. Car elles utilisent un engrais disponible à loisir : le limon du lac, avec parfois des végétaux aquatiques. Bref, si les paysans de Xaltocan sont restés sur place, ils n’avaient aucune raison d’abandonner cette manière de cultiver leurs maïs, fèves et autres courges.

Aujourd’hui, tout cela a disparu. Les lacs sont totalement asséchés. Celui où se trouvait Xaltocan n’est heureusement pas recouvert par l’urbanisation galopante de Mexico. En examinant des images d’avion et de satellite, les archéologues ont pu y déceler les traces des anciens champs. Ils ont ainsi pu établir que ces champs couvraient une surface conséquente : au moins 1500 hectares du lac tout autour de l’ancienne Xaltocan. Une surface qu’ont systématiquement échantillonnée les archéologues. Dans des dizaines de points de la zone, ils ont vérifié par des fouilles et des tranchées qu’il s’agissait bien de champs surélevés.

Les datations réalisées par les chercheurs montrent que les habitants de la région de Xaltocan semblent bien avoir abandonné leurs champs à la fin du XIVᵉ siècle. Donc vraisemblablement au moment de la défaite de la ville. Les différents styles des céramiques retrouvées dans les fouilles, caractéristiques des différentes époques, le confirment. En outre, les archéologues ont effectué des prospections systématiques dans la zone. Ils observent que le nombre de céramiques chute brutalement à partir du XVᵉ siècle. Ce qui indique que la zone devient alors beaucoup moins fréquentée.

Difficile de dire s’il y a eu déportation massive de la population de Xaltocan. Les paysans ont-ils quitté immédiatement leurs champs, ou l’ont-ils fait un peu plus progressivement, suite à la désorganisation du royaume ?

En tout cas, l’une des clés de cette migration réside peut-être dans la rivière qui alimentait le lac − salé à l’origine − en eau douce. Car elle passait en territoire ennemi, dont elle était probablement l’un des éléments du système d’irrigation. Or c’est précisément lors des premières décennies qui suivent la défaite de Xaltocan que la rivière est dérivée vers le nord, sonnant le glas des chinampas. Le contrôle de l’eau était donc peut-être l’un des objets du conflit.

Toutefois, le peu de textes décrivant les événements incite à la prudence. Il est tout à fait possible que le royaume vainqueur, très lié économiquement à Xaltocan, s’attribue plus de mérite qu’il n’en avait réellement. L’histoire de l’empire aztèque et ses multiples renversements d’alliances, passionnante, continue d’être écrite.

Nicolas Constans

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