La Mésopotamie se découvre une voisine

La découverte d’un grand bâtiment en terre crue révèle l’existence d’un important royaume dans l’actuelle Turquie, qui commerçait avec la Mésopotamie il y a plus de quatre mille ans.

Vers 3300 ans av. J.-C. nait dans le sud de l’Irak actuel la plus ancienne écriture connue, le cunéiforme − un petit peu avant les futurs hiéroglyphes égyptiens. L’importance de cette invention dans l’histoire de l’humanité et la richesse des informations qu’elle a permis de livrer ont légitimement focalisé l’attention sur sa région d’origine, la Mésopotamie. Mais ces civilisations apparaissent au sein d’un vaste ensemble, le Proche-Orient, où vivaient depuis une dizaine de milliers d’années de nombreuses populations aux mœurs sophistiqués, en même temps que s’y développaient l’agriculture et l’élevage.

C’est le cas en particulier de l’Anatolie, qui forme la plus grande partie de l’actuelle Turquie. Faute d’écriture, cette région serait-elle passée à la trappe − un peu à la manière de la civilisation gauloise, sans textes, longtemps laissée dans l’ombre par l’abondance des écrits grecs et romains ? C’est ce que suggèrent de nouvelles découvertes dans le site de l’ancienne ville de Kaniš, dans le centre de la Turquie. Elles dévoilent par petites touches l’existence probable d’autres puissances au nord-ouest de la Mésopotamie.

Fouillé depuis plus de soixante ans, Kaniš est un site hors norme, un apport exceptionnel à la connaissance du Proche-Orient à cette époque. Il a livré en effet plus de 22 500 tablettes, ce qui le place parmi les plus importantes sources d’archives cunéiformes, qui sont les premiers textes de l’humanité. Ceux de Kaniš sont uniques. Car il s’agit d’archives de particuliers, et non celles de souverains ou d’autorités religieuses comme c’est le cas pour l’écrasante majorité des autres sites. Ces textes retracent leur vie quotidienne et leurs affaires, pendant une petite fenêtre de temps − principalement une soixantaine d’années vers 1900-1850 ans av. J.-C.

Ce sont les plus anciens documents au monde à exposer en détail des relations commerciales. Et ce qu’ils révèlent est d’une modernité assez stupéfiante. « Il existait il y a quatre mille ans un grand nombre de mécanismes financiers tout à fait analogues à ceux d’aujourd’hui, explique Cécile Michel, du CNRS, membre de l’équipe qui déchiffre ces tablettes. Il y a des ‘prêts bancaires’, des chèques au porteur, des sociétés en commandite dont les dividendes sont calculées annuellement et les bénéfices répartis au prorata de l’investissement. » Et bien sûr, de nombreuses taxes perçues au départ, en route ou à l’arrivée des caravanes. Une mine de renseignements, donc, encore largement inexplorée, car les trop rares spécialistes n’ont déchiffré qu’environ la moitié des tablettes pour le moment.

Mais ces archives ne sont pas celles de la population locale. Elles sont celles de marchands mésopotamiens, installés dans un quartier de la ville basse pour gérer leurs affaires. Ce sont des Assyriens, originaires du nord de la Mésopotamie (des populations qui passeront à la postérité bien plus tard, lorsqu’elles constitueront entre le VIIIe et VIIᵉ siècle av. J.-C. un véritable empire allant jusqu’en Égypte).

Autre statuette trouvée à Kaniš.Ibid. Bilgi, Ö., 2012.

Autre statuette trouvée à Kaniš.Ibid. Bilgi, Ö., 2012.

Kaniš, vont longtemps penser les archéologues, est donc une simple bourgade où les commerçants assyriens vont choisir de s’établir, comme ils vont le faire dans d’autres villes d’Anatolie. Une tête de pont, sans doute, car les textes montrent que Kaniš était une plaque tournante de leur commerce avec le reste du monde. Les Assyriens exportent en effet des étoffes et de l’étain en Anatolie et les échangent contre de l’or et de l’argent. Les Anatoliens, eux, utilisent l’étain pour fabriquer divers objets en bronze, comme des couteaux, outils, vaisselle, etc. − les archéologues en ont retrouvé des ateliers à Kaniš. Les Assyriens apportent avec eux l’écriture cunéiforme que les populations locales vont adopter. Mais sont-ils pour autant les seuls responsables du développement de la ville ?

Rien n’est moins sûr. Car les archéologues sont en train de mettre au jour un immense bâtiment à Kaniš qui date des alentours de 2400 ans av. J.-C. Soit avant l’arrivée des marchands assyriens. Et il ne se trouve pas dans la ville basse où s’étaient installés ces derniers, mais dans une sorte de citadelle qui la surplombe. Long d’au moins 70 mètres, et large de plus de 55 mètres, c’est le plus grand édifice découvert avant cette date en Anatolie. Tout comme les bâtiments qui lui succèdent, assez imposants, il semble avoir un caractère officiel. Et sans doute également religieux, d’après de possibles statuettes de divinités retrouvées dans une pièce carrée attenante à l’édifice.

En outre, les archéologues ont découvert plus d’un millier d’étiquettes en argile imprimées de sceaux mésopotamiens. Ce sont, en quelque sorte, les code-barres de l’époque : ils montrent que des marchandises de Mésopotamie arrivaient à Kaniš avant que les marchands assyriens ne s’y installent. L’étude de ces étiquettes devrait permettre de préciser ces circuits commerciaux

En d’autres termes, ces découvertes suggèrent qu’il existait alors une autorité relativement puissante dans cette région d’Anatolie à l’époque, qui commerçait avec la Mésopotamie. Or c’est précisément à cette époque qu’un des plus célèbres rois de Mésopotamie, Sargon d’Akkad, aurait guerroyé en Anatolie pour venir en aide, justement, à des marchands opprimés. Son petit-fils aurait fait de même, battant une coalition incluant le « roi de Kaniš », un certain Zippani.

Le problème est que dans les exploits de Sargon, il est bien difficile de démêler le vrai du légendaire. Car ce souverain est une figure mythique. Il est en effet le premier à avoir unifié la Mésopotamie. Et les épopées et textes le concernant sont en général postérieurs de plusieurs siècles à son règne.

Quoiqu’il en soit, la fouille, délicate, devrait permettre de cerner un peu mieux la fonction du bâtiment, qui intrigue les archéologues : en partie incendié, quelques-unes de ses pièces n’ont en effet ni porte, ni fenêtre. Des habitants semblent les avoir entièrement vidées puis scellées avant d’abandonner l’édifice.

Ces fouilles en Turquie ainsi que celles, courageuses, menées ces dernières années dans le Kurdistan irakien sont d’autant plus précieuses que des musées et de nombreux sites très importants de cette époque en Syrie et en Irak sont aujourd’hui ravagés par les pillages et les destructions.

Nicolas Constans

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Compléments

La publication scientifique. Sur la situation des fouilles dans un Proche-Orient en guerre, et leur contexte historique, cf. un récent numéro du magazine de l’Institut du Monde arabe, Qantara.

Près de 40 % des textes de Kaniš sont des lettres. Elles permettent de plonger au plus près dans la vie de ces populations. Cécile Michel, par exemple, travaille sur les archives d’une maison de marchands assyriens conservées sur trois générations. «Le père a laissé une montagne de dettes à ses enfants, ce qui génère une correspondance très abondante entre eux. Le fils a séjourné en prison, accusé d’intelligence avec l’ennemi. »

Des rapports humains très actuels Souvent, les maris assyriens sont installés à Kaniš, y prenant parfois une seconde épouse. Quant aux femmes, elles restent au pays pour tisser les étoffes et envoyer les marchandises. Elles savent parfois lire et écrire, et certaines sont d’authentiques femmes d’affaires. La similitude des relations conjugales avec aujourd’hui est très frappante. « Ce sont les mêmes plaintes, les mêmes conflits » observe Cécile Michel. De ces documents, sans doute les premiers dans l’histoire de l’humanité sur la condition féminine, elle va tirer prochainement un livre.

Le grand bâtiment découvert

Le grand bâtiment découvert

Empreintes de sceaux trouvés à Kaniš

Empreintes de sceaux trouvés à Kaniš