Les congés-maladie des anciens Egyptiens

Sans pitié, le pharaon pour les travailleurs à son service ? Non, la main de fer savait parfois enfiler un gant de velours, selon les travaux d’une anthropologue américaine.

Les maladies mortelles, les blessures, on les connaît. Les archéologues les décèlent en scrutant les os des squelettes ou les momies. Mais qu’en est-il des petites maladies des Egyptiens ?  Les rhumes, les grippes, les diarrhées ? Quel était le degré de tolérance de la société égyptienne vis-à-vis de ces affections, mineures certes, mais capables de faucher provisoirement un travailleur ?

La question peut sembler insoluble, tant ces maladies sont difficiles à mettre en évidence dans des populations anciennes. Elles ne laissent généralement pas de traces sur les os. Les généticiens ne se mettent pas en frais pour identifier l’ADN de microbes aussi bénins. Les quelques traités médicaux égyptiens semblent en mentionner quelques-unes, sans aller plus loin qu’une rapide description des symptômes et des remèdes. Mais une jeune chercheuse en contrat avec l’université de Stanford aux Etats-unis, Anne Austin, a trouvé un moyen de s’en faire une petite idée. Elle s’est penchée sur… les mots d’absence de travailleurs égyptiens vivant entre 1300 et 1000 ans av. J.-C. environ, à Deir el-Médineh, près de Louxor, sur la rive ouest du Nil.

Corpus de papyrus

A l’époque, il y a belle lurette que l’habitude de construire des pyramides s’est perdue. C’est au fond des vallées que descendent les ouvriers pour creuser dans le rocher les tombes des Ramsès, Toutankhâmon, et autres pharaons. À la suite de dizaines d’égyptologues, Anne Austin s’est plongée dans l’important corpus de papyrus et d’inscriptions découverts dans le village qui logeait peintres, scribes, dessinateurs et carriers qui travaillaient à la construction de ces tombes, dans la vallée des rois. Une paperasse imposante où le zèle administratif de l’Etat égyptien s’exprime pleinement, voire peut-être un peu trop, si l’on en croit le lieu où elle a été découverte : les ordures du village.

Les dizaines d’égyptologues qui s’y sont penchés depuis le début du XXᵉ siècle, eux, n’ont pas boudé leur plaisir : la vie quotidienne de cette communauté d’ouvriers et d’artisans est sans doute l’une des mieux connues de l’ancienne Egypte. La richesse de cette documentation fait qu’aujourd’hui, les scientifiques en découvrent encore de nouvelles facettes. C’est ce qu’a fait Anne Austin.

Deux mille « mots d’absence »

Elle a analysé plus de deux mille « mots d’absence », des tessons sur lesquels sont inscrits la date à laquelle un ouvrier ou un artisan n’était pas allé travailler. Dates qu’il lui a fallu ensuite convertir dans notre calendrier, ce qui n’est pas sans ambiguïtés − la question de savoir, par exemple, si les Egyptiens connaissaient les années bissextiles n’étant pas tranchée. En général, les scribes notaient les raisons de l’absence (en déplacement − le plus souvent −, malade/blessé dans un tiers des cas). Mais ils ne précisent que rarement les causes de la maladie, ou alors de manière extrêmement laconique.

Pas moyen de savoir exactement de quelle maladie les travailleurs du village souffraient. Il est possible d’imaginer que les absences les plus courtes correspondaient sans doute souvent à des petites maladies infectieuses. Deux indices laissent d’ailleurs penser que c’était peut-être bien le cas. C’est d’abord le caractère saisonnier des infections : à Deir el-Médineh, la proportion de malades parmi les absents est maximum en avril-mai. Mille ans plus tard, dans la même région alors dominée par les Romains, c’était toujours le cas, selon une étude datant d’il y a quelques années. Or ce pic en avril-mai est précisément celui causé par les maladies infectieuses, dans l’Egypte moderne (avant la construction des grands barrages sur le Nil au cours du XXᵉ siècle qui ont profondément bouleversé l’environnement de l’Egypte et le cycle des maladies infectieuses). « Les arguments me semblent solides », explique Ben Haring, de l’université de Leyde aux Pays-Bas.

Un autre indice vient de l’analyse d’une des rares périodes où il est possible de suivre les absences de mêmes ouvriers sur plusieurs semaines consécutives. Elle semble signer un épisode de contagion infectieuse. Comme dans une sorte de mini-épidémie, la maladie d’un premier ouvrier semble en effet se propager à un nombre croissant de collègues, finissant même par toucher le médecin appelé auprès de l’un d’eux.

Pas de retenue sur salaire

Cloués au lit, tous ces malades ne pouvaient donc aller travailler. Mais alors, que leur arrivait-il donc ? Rien ! Une journée d’absence n’entraînait pas de retenue sur leur salaire. C’est ce que montre l’analyse des registres de paie tous les mois. Bref, les travailleurs de Deir el-Médineh semblent bénéficier d’authentiques congés-maladie, voire d’un genre de prise en charge par l’Etat : certains d’entre eux tenaient en effet le rôle de médecins ou d’assistants, payés par des rations supplémentaires. L’Etat leur octroyait des jours pour préparer les remèdes et soigner leurs collègues.

Bien sûr, il s’agit peut-être d’un régime de faveur. Tous ces ouvriers et artisans n’étaient pas n’importe qui. La construction d’une tombe royale requérait des artisans aux compétences rares, parfois lettrés, qui étaient bien traités. L’Etat égyptien leur fournissait un salaire en nature, et leur allouait une domesticité pour fabriquer leur farine, notamment. Ils avaient femmes et enfants avec eux dans leur village.

Un intérêt bien compris

Mais il s’agit vraisemblablement d’un intérêt bien compris, plutôt que la manifestation d’un hypothétique Etat-providence. Car le but était avant tout d’achever la tombe dans les délais. Par des visites répétées du chantier et l’attribution de primes, le vizir maintenait une pression certaine pour que les ouvriers y parviennent.

Des exemples de cette exigence apparaissent ça et là entre les lignes des textes. C’est le cas une fois, quand l’équipe chargée de la partie gauche de la tombe a pris du retard sur celle de droite, à cause de la maladie de l’un des leurs. Visiblement inquiet, l’un des dessinateurs de la première équipe recherche en toute hâte quelqu’un pour l’aider à rattraper le retard, lui offrant la moitié de son salaire en échange. Une autre fois, un ouvrier, malade, tente coûte que coûte d’accomplir sa tâche. Par deux fois il descend dans la vallée, et par deux fois il est totalement incapable de travailler. Enfin contraint au repos, il ne peut revenir que dix jours plus tard.

La pénibilité du travail se reflète aussi dans les squelettes de ces travailleurs, enterrés à Deir el-Médineh. Des restes des ouvriers qui travaillaient là indiquent que beaucoup d’entre eux souffraient d’arthrite, dans les genoux et les chevilles surtout. Ce qui s’explique. Car tous les jours, les ouvriers et artisans descendaient le matin dans le fond de la vallée des rois et remontaient dans leurs huttes le soir, soit l’équivalent d’un immeuble de 36 étages. A la fin de la semaine, ils faisaient un chemin encore plus long pour rejoindre femmes et enfants au village. La chercheuse a également mis en évidence chez un ouvrier un cas d’ostéomyélite, une infection de l’os causée par une infection du sang. Alors qu’une telle pathologie requiert l’immobilisation immédiate du membre touché, l’homme a visiblement continué à travailler. La pression était trop forte.

Nicolas Constans

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Compléments

La publication scientifique : A. Austin, Journal of Near Eastern Studies, 74, 75 85, 2015. sur l’analyse des absences. Les études sur les os, non encore publiés, sont évoqués dans un article de Current World Archaeology, 69, 38-42. Celles-ci se font dans le cadre de fouilles de l’Institut d’archéologie orientale (IFAO).

Merci à Anne Austin.

Le chemin escarpé que devaient emprunter quotidiennement les ouvriers et artisans de Deir el-Médineh - Anne Austin

Le chemin escarpé que devaient emprunter quotidiennement les ouvriers et artisans de Deir el-Médineh - Anne Austin

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