Découverte de la tombe de Soliman le magnifique
Il y a 450 ans mourait l’un des plus célèbres sultans ottomans, Soliman le magnifique. Annoncée il y a un an, la découverte du lieu de sa tombe semble désormais confirmée.
Septembre 1566. Un mois que le sultan Soliman le magnifique, à la tête d’une puissante armée, assiège l’imposant château de Szigetvár, bastion de la famille Habsbourg en Hongrie. Cela fait désormais deux siècles que les Ottomans ont pris pied en Europe, contrôlant un vaste territoire qui inclut Grèce, Bulgarie et une partie des Balkans actuels… Le jeune homme falot raillé par les diplomates chrétiens lorsqu’il monte sur le trône en 1520 s’est vite révélé un politique avisé et un conquérant souvent irrésistible. Prenant le contre-pied de son père, à la réputation exécrable, qui n’avait pratiquement combattu que des pays musulmans, Soliman concentre ses conflits vers des royaumes chrétiens. Parmi ces Infidèles qu’il est en principe de son devoir de soumettre, il réserve une partie de ses flèches à un adversaire préoccupant aux portes de son empire, la Hongrie. De victoires en victoires, il finit par annexer le centre de ce vaste royaume en 1541, bouleversant l’équilibre des forces en Europe. Par ses conquêtes et l’importance qu’il prend sur la scène européenne, Soliman, mécène des arts et grand législateur, deviendra emblématique d’un certain âge d’or de l’empire ottoman.
Mais vingt-cinq ans plus tard, l’heure n’est plus aux grandes conquêtes. Soliman cherche à pacifier la Hongrie. Pour cela, il a tenu à lui laisser une certaine liberté. Sauf que les Habsbourg n’ont jamais eu l’intention de lui laisser la région. Les petites attaques lancées depuis leurs places-fortes de l’autre côté de la frontière, commencent à beaucoup gêner les transmissions des Ottomans, qui s’en exaspèrent et veulent y mettre un terme. D’autant qu’un de leurs vassaux, le roi chrétien de Transylvanie (dans la Roumanie actuelle), en guerre contre les Habsbourg, appelle à l’aide. Après avoir essayé sans succès de calmer le jeu, les Ottomans se doivent d’intervenir.
À la surprise de beaucoup, le sultan en personne a décidé de mener cette campagne. À 72 ans, celui-ci a à cœur de faire taire les rumeurs de plus en plus insistantes sur son état de santé. Il veut montrer à tous qu’il est en bonne forme, et qu’il n’est pas du tout temps de le remplacer. Il sait bien, pourtant, qu’il est très malade. Le cheval qu’il a enfourché avec éclat devant ses soldats pour lancer la campagne, il ne le monte plus guère, désormais, que pour la parade, lorsqu’il traverse des villes. Hors de vue du public, il se réfugie dans une peu glorieuse voiture attelée.
Alors la résistance acharnée du château, qui affaiblit son armée, l’impatiente. Un jour, il ne tient plus et supplie Allah de brûler la place-forte. Dans la nuit du vendredi au samedi 7 septembre 1566, une main anonyme se fait l’exécutante de la volonté impériale : un incendie se déclare au château. Les flammes embrasent rapidement la majeure partie de l’édifice. Il faut porter le coup de grâce et l’armée ottomane s’apprête donc à envahir la forteresse.
Mais la même nuit, catastrophe : Soliman succombe à sa maladie. Que faire, alors que la bataille fait rage ? Prendre le risque de décourager les soldats ? Rendre espoir à l’ennemi ? Le grand vizir de Soliman, Sokollu Mehmet Pacha, tranche. Il ordonne le secret le plus absolu sur la mort du souverain, et envoie un messager prévenir le fils désigné par Soliman pour prendre sa succession, Selim. Puis il fait creuser un trou dans le sol de la tente de Soliman pour y enterrer le sultan.
Plus tard, quand le temps sera venu pour les funérailles, il le fera exhumer. Selon certains textes (et certains textes seulement, voir Compléments), le vizir fend le « ventre sacré » du sultan, en retire le cœur et les autres organes et les inhume au même endroit « dans un bassin d’or ». Ôter les organes, en principe, permet de ralentir le pourrissement d’un cadavre. De la sorte, celui de Soliman, embaumé, aura une chance de parvenir sans trop de dommages à Istanbul. De fait, sa dépouille parviendra effectivement à Istanbul pour être inhumée en grande pompe dans un mausolée à côté de la mosquée qui avait été construite pour lui, Süleymaniye (aujourd’hui l’un des plus célèbres monuments de l’ancienne capitale ottomane).
Le mausolée oublié
Mais le mausolée d’Istanbul s’en double d’un autre, en Hongrie. À l’endroit où Soliman était mort − où ses organes, peut-être, se trouvent encore −, ses successeurs font élever un mausolée. Ils y adjoignent une petite mosquée, un couvent de derviches (des religieux) pour entretenir les lieux et héberger les pèlerins de passage, ainsi qu’une garnison et des fortifications pour le protéger.
Seulement, trois siècles plus tard, sa localisation est complètement oubliée. Dès le début du XXe, des historiens et archéologues tentent de le retrouver. Pendant plus d’un siècle, les alentours d’une petite église tiennent la corde, au point de recevoir la pose d’une plaque commémorative. Selon la légende, le clergé local, revanchard, aurait fait construire l’édifice religieux en lieu et place du monument musulman.
De ce dernier, il ne doit plus en rester grand-chose. Car les troupes des Habsbourg l’ont totalement démantelé en 1690, et en ont vendu les pierres. Et le peu qu’il subsiste est probablement inaccessible sous l’église. Les rares archéologues qui ont pris la peine d’aller vérifier ne trouvent rien, et ne vont pas plus loin.
En 2009, l’archéologue Erika Hancz, de l’université de Pécs en Hongrie, lance une nouvelle campagne. Elle se dit en effet que la mosquée devait être tournée vers La Mecque, ce qui n’est pas le cas de l’église. Les vestiges de l’édifice ottoman, forcément, doivent bien dépasser quelque part. Et les autres bâtiments tout autour devraient eux aussi se signaler d’une manière ou d’une autre, par les tranchées où se trouvaient leurs fondations. Mais les fouilles ne donnent rien. Pas la moindre trace des Ottomans.
Une histoire du paysage
Alors Erika Hancz s’associe à d’autres chercheurs hongrois, dont le géographe Norbert Pap, de la même université. Ensemble, ils compulsent les cartes d’époque, les textes ottomans, hongrois, etc. Ils en dénichent même de nouvelles, dans des archives turques, à la Bibliothèque nationale de France à Paris et dans plusieurs villes hongroises.
Ils se plongent dans cette masse de documents, pour bien comprendre et retracer toute l’évolution du paysage depuis la mort du sultan. Parfois c’est assez simple, tel ruisseau sur les cartes du XVIe étant bien celui qui coule aujourd’hui dans la campagne hongroise. D’autres fois, ça l’est moins, pour telle ancienne forêt de tilleuls, signalée au détour d’un texte mais plus difficile à reconnaître dans ces bosquets cernés par les terres agricoles. Se basant sur une cartographie en 3D, et une extrapolation rigoureuse par ordinateur, qui tient compte des modifications du relief dues à l’érosion, ils retracent les grandes étapes de l’évolution de la zone − grands défrichements, évolution des cultures, etc. Puis ils refont le chemin dans l’autre sens, vérifiant que les cartes simulées ne contredisent pas la description des lieux dans les différents textes historiques.
De cette reconstitution minutieuse du paysage, les archéologues comprennent d’abord pourquoi ils n’avaient rien trouvé près de l’église. D’abord tout simplement parce qu’à l’époque, on ne pouvait pas voir le château depuis cet endroit. Difficile d’imaginer, bien sûr, que le sultan n’ait pas voulu suivre les combats de visu, même s’il devait se placer hors de portée des canons ennemis. Et étant donné le prestige du souverain, la vision de sa grande tente en arrière-fond du siège était probablement importante pour galvaniser les troupes turques. L’étude montre aussi qu’à l’époque de Soliman, il y avait beaucoup plus de marais et de zones humides. Tout particulièrement autour de l’église. Or un sol marécageux n’invite pas franchement à y planter sa tente, et encore moins un camp.
Le plus simple, pour Soliman, était de s’installer sur une colline avoisinante. Or c’est précisément ce que suggèrent un grand nombre des textes, cartes et dessins de l’époque, une fois mis ensemble. Ils semblent désigner une colline, plantée de vignobles et de vergers, à environ 4 kilomètres au nord-est du château.
Un nouveau site
Alors l’équipe ressort des cartons un autre site, sur cette colline, où quarante plus tôt, des archéologues affirmaient avoir trouvé un édifice public ottoman… sauf que dix ans plus tard, un autre passé sur les lieux ne parlait plus que d’une vague ruine turque ou des vestiges d’une tour de garde. On semble alors loin d’un monument royal. L’équipe décide tout de même de se rendre sur-place.
Là, ils prospectent la surface du sol. Ils comprennent vite que leur intuition était la bonne. Ils y collectent en effet une très grande quantité de débris de briques qui datent de l’occupation ottomane. Et encore, par le passé, il y en avait bien plus : les habitants leur racontent en avoir évacué énormément de leurs terres ou de leurs jardins. Ailleurs sur la colline, à l’inverse, les débris de cette époque sont pratiquement absents.
Outre les briques, les archéologues trouvent aussi beaucoup de tessons, appartenant à des objets relativement luxueux : des bols de couleur verte et vernissés, des fourneaux, des récipients rouges, des céramiques des Balkans et même une porcelaine chinoise d’époque Ming (XVe-XVIIᵉ siècle) En outre, les survols d’un drone leur permettent de mettre en évidence un ancien fossé qui pourrait bien être celui d’une fortification.
Pour savoir ce qu’il y a sous la surface, les archéologues décident de sonder le sous-sol par différentes techniques (radar, électromagnétiques…) en 2014. Ils y détectent plusieurs édifices. Aussitôt, ils comparent leurs images au seul plan connu du mausolée et de ses dépendances, établi en 1664. La similitude de ceux-ci leur confirme qu’ils sont sur la bonne voie.
Les fouilles
Les fouilles, commencées en octobre 2015, vont les conforter. Les archéologues mettent au jour les vestiges d’un bâtiment centré sur une salle carrée de huit mètres de côté, aux murs épais en brique et en pierre. Malheureusement, il n’y a pas grand-chose de plus, car des pillards sont passés par là : l’équipe découvre leur tunnel creusé probablement à la fin du XVIIᵉ siècle. Elle met néanmoins au jour quelques fragments de décors peints assez similaires à ceux de l’autre mausolée de Soliman, celui d’Istanbul. « D’après ces éléments et la comparaison avec le plan, nous pensons qu’il s’agit bien du mausolée de Soliman. » explique Norbert Pap.
Pour en être certains, ils commencent à explorer les alentours. Début 2016, ils cartographient le relief avec des lasers (Lidar) pour préciser le plan et les limites de la petite localité. De mai à juillet, ils confirment que le bâtiment près du mausolée est bien, comme prévu, une mosquée. Ils identifient notamment la base de son minaret. Et son orientation ne diffère que d’un degré avec la direction de La Mecque. Ils y découvrent aussi d’autres objets, dont une pipe avec une tête sculptée, ainsi que des dés.
Nicolas Vatin, du CNRS, qui vient de visiter les fouilles, est plutôt convaincu. « Globalement, d’après ce qui nous a été présenté, je considère que l’équipe a bien découvert le monument dédié à Soliman. Pour ce qui est de l’identification précise des bâtiments, il faut sans doute attendre encore un peu. »
Quant aux organes de Soliman, s’y trouveraient-ils encore ? Ça, c’est une autre histoire, à lire ci-dessous dans les Compléments…
Nicolas Constans
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Compléments
Pourquoi un tel secret ? « Dans l’empire ottoman, le sultan est la clé de voûte de l’empire, explique Nicolas Vatin. S’il meurt, tout s’écroule » Car alors, les troupes ottomanes, les « esclaves de la Porte » n’ont plus de maître, et peuvent faire ce qu’elles veulent. C’est ce qui se passe par exemple en 1481, lorsque meurt le sultan Mehmet II. Le secret de sa mort ayant fini par être éventé, les janissaires, corps d’élite de l’armée, mettent la ville à sac et tuent le grand vizir. Voilà pourquoi vizir ou épouse s’appliquent en général à cacher la mort du sultan le temps que son successeur monte sur le trône, allant même jusqu’à falsifier le sceau officiel du souverain. « Il est probable cependant que pour une grande partie des officiels, ce secret n’ait été que de Polichinelle, explique Nicolas Vatin, mais tout le monde faisait semblant. »
Y a-t-il eu oui ou non des organes de Soliman enterrés là où se déroulent les fouilles ? Les membres de l’équipe l’espèrent sans doute un peu, puisqu’ils ont pris soin de prélever l’ADN de descendants de Soliman pour le comparer à celui d’éventuels restes. D’autres sont beaucoup plus circonspects, comme Nicolas Vatin. « Les Ottomans ne sont pas comme les Égyptiens, qui vidaient le corps de ses viscères au cours de la momification. Au contraire, ils réprouvent très clairement cette pratique. » L’embaumement dont ils font bénéficier leurs souverains reste relativement sommaire : on procède à un « lavement parfumé », on bouche les orifices, on applique des bandages cirés… « Quand certains textes de l’époque assurent que la dépouille de Soliman sentait aussi bon que le plateau d’un parfumeur, indique Nicolas Vatin, je suis convaincu qu’il faut lire au contraire que l’odeur était insoutenable… » Bref, comme de nombreux peuples, les Ottomans s’accommodent de cadavres impériaux assez peu présentables.
Alors, sur quoi repose cette hypothèse de l’inhumation des organes de Soliman ? Tous les textes contemporains des faits n’en parlent pas. La mention n’apparaît qu’une dizaine d’années après, sous la plume d’un espion autrichien vivant dans la région. Elle date d’un moment où le mausolée vient probablement d’être construit (voir ci-dessous). « Mon hypothèse est que cet espion − ou ses informateurs − a fait une interprétation : voyant un mausolée s’ériger, il s’est dit qu’il devait renfermer le corps de Soliman. Mais sachant celui-ci à Istanbul, il a pensé que ce ne devait être que les organes. » explique Nicolas Vatin. Il faut dire que la pratique d’éviscérer, elle, était plus courante dans les royaumes chrétiens, même si son efficacité sur la préservation du cadavre laissait franchement à désirer (les médecins devaient fréquemment se résoudre à faire bouillir le corps pour le transport, comme ce fut le cas pour Du Guesclin au XIVᵉ siècle). Selon Nicolas Vatin, à force d’être reprise par différents auteurs, l’hypothèse erronée aurait fini par devenir une vérité, et aboutir, longtemps après les faits, sous la plume de grands chroniqueurs ottomans. « C’est une question compliquée et très débattue, indique Norbert Pap, à laquelle nous n’auront peut-être jamais de réponse. Mais je vois quand même plus d’arguments pour l’inhumation des organes que le contraire. »
Pas un mausolée ? Selon Nicolas Vatin, le monument aurait une fonction plus politique que véritablement funéraire. D’abord, aucun texte ne permet de penser que le successeur de Soliman l’a fait construire tout de suite. Les premières mentions claires de la présence de l’édifice datent de 1576. Juste avant, en 1573, un texte décrit l’endroit du lieu de la mort de Soliman comme un « verger » qui semble plus ou moins à l’abandon. Ce qui semble bien suggérer une construction entre ces deux dates. « Le seul autre cas où les Ottomans ont construit un monument à leur souverain défunt hors des villes impériales, est pour le sultan Mourad Iᵉʳ, mort sur le territoire de l’actuel Kosovo, indique Nicolas Vatin. Mais comme Soliman, il est mort lors d’une guerre donc en “martyr”. » Lui ériger un monument est donc d’abord un symbole politique. « Il s’agit d’affirmer la présence ottomane sur place, de dire que ce territoire est musulman est le restera à jamais. » explique Nicolas Vatin. La présence d’une tombe musulmane, même temporaire, sur un territoire est en effet un prétexte fréquemment utilisé par les Ottomans pour justifier leurs conquêtes. En outre, il se trouve qu’en 1573-76, la quiétude turque est justement quelque peu troublée par la nomination du propre fils du commandant du château lors du siège de 1566, qui affiche des intentions clairement belliqueuses. Le fils de Soliman, Selim II, s’en plaint d’ailleurs à Maximilien II de Habsbourg dans une lettre de 1574, avec lequel il a conclu un traité de paix quelques années plus tôt. Sans doute juge-t-il alors qu’il ne serait pas inutile de rappeler, au besoin de manière ostentatoire, que les Ottomans n’ont nullement l’intention de partir.
Voir sur ce sujet les articles de Nicolas Vatin : N. Vatin, Turcica, 37, 9‑42, 2005. et N. Vatin, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 213‑227, 2006.
Un plan quelque peu rapide. Le seul plan existant du mausolée et de ses dépendances, est issu d’un ouvrage d’un noble hongrois, officier dans des troupes qui attaquèrent la localité en 1664. Mais sa comparaison avec les données réelles montre qu’il était en fait plutôt approximatif. Les édifices du plan sont bien là, mais pas exactement où le dessin les place. Le bâtiment en L des derviches est bien présent, mais il semble compter plus de salles. Bref, le dessinateur du plan semble avoir placé les bâtiments de mémoire ou à partir d’un croquis approximatif, sans vraiment avoir levé un plan en bonne et due forme. « Pour en avoir le cœur net, nous avons comparé avec les données archéologiques, les plans de son texte qui concernent d’autres sites : aucun n’est exact ! » raconte Norbert Pap. En outre, en 1664, les troupes ont détruit une grande partie des lieux, que les Ottomans ont ensuite reconstruit, sans doute pas exactement de la même manière qu’initialement.
La publication scientifique : N. Pap et al., DIE ERDE–Journal of the Geographical Society of Berlin, 146, 289–303, 2015. et E. Hancz et F. Elcil, International Review of Turkish studies, 2 (4), 74-96, 2012. Quelques vidéos des fouilles sont disponibles sur le site de Norbert Pap.