Une étude révèle les secrets de fabrication des apiculteurs étrusques
Les analyses sophistiquées de vestiges archéologiques rares révèlent, entre autres, que les apiculteurs étrusques faisaient butiner leurs abeilles en bateau.
En 1878, un industriel en miel de Chicago a une brillante idée. Les abeilles, raisonne-t-il, ne travaillent qu’une petite partie de l’année, principalement au printemps, lorsque les plantes sont en fleur. Or sur l’immense territoire américain, la saison n’a pas lieu partout aux mêmes dates. L’industriel se propose donc de faire suivre à ces insectes l’avancée du printemps vers le nord, de façon à ce qu’ils butinent beaucoup plus longtemps et produisent une plus grande quantité de miel. Confiant en son inspiration, il achète un bateau à vapeur, des colonies d’abeilles, des ruches, des barges pour les entreposer, et engage un équipage. Il s’embarque sur le Mississippi en Louisiane, direction le Minnesota près deux mille kilomètres plus au nord. Peu lui importe les habitudes calmes des apiculteurs, il ne compte pas traîner en route : le planning ne prévoit généralement pas plus d’une journée dans chaque zone, que les abeilles devront avoir ratissé de tout nectar. Las ! Non seulement avaries et accidents viendront vite retarder l’audacieuse entreprise, mais l’industriel doit faire face à un problème beaucoup plus ennuyeux : les abeilles tombent à l’eau, fauchant les colonies l’une après l’autre. La rentabilité de l’aventure devenant financièrement intenable, l’industriel est bien obligé de jeter l’éponge.
Peut-être ce dernier aurait-il pu s’inspirer utilement de l’exemple de lointains prédécesseurs, les Étrusques. Vers 50 apr. J.-C. l’écrivain romain Pline l’ancien relate dans son Histoire naturelle, sorte de monumentale encyclopédie des connaissances et croyances de son temps, une curieuse pratique chez les populations de la brillante civilisation toscane, passée depuis quelques siècles sous la domination de Rome. « J’ai trouvé sur la nourriture des abeilles un fait singulier, et digne d’être rapporté. Il est un bourg appelé Hostilia, et baigné par le Pô; les habitants, quand la nourriture manque dans les environs, mettent les ruches sur des bateaux, et chaque nuit ils leur font remonter un espace de cinq mille pas; au jour, les abeilles sortent et vont butiner; elles reviennent aux bateaux, et ainsi on les change de lieu jusqu’à ce que, le poids faisant enfoncer davantage les bateaux, on comprend que les ruches sont pleines : on revient alors, et on recueille le miel. » Mais Pline s’en tenant comme toujours à une écriture plutôt laconique, difficile de savoir s’il tenait ses informations de première, seconde… ou cinquième main. Certains de ses commentateurs l’ont parfois soupçonné d’avoir voulu trop embrasser, tout à son projet encyclopédique, en se montrant peu regardant sur la qualité de ses sources. Même s’il se révèle à l’usage un auteur particulièrement scrupuleux, dans trente-sept tomes, il y a bien sûr matière à vérifications, et les savants de toutes sortes et de toutes époques s’y sont essayés, parmi lesquels, bien sûr, quelques archéologues.
De ce point de vue, la découverte d’une équipe italo-américaine représente une occasion assez exceptionnelle. Car déceler les vestiges des activités des apiculteurs reste rarissime (voir encadré). Ceux-ci proviennent du site italien de Forcello, dégagé depuis de nombreuses années par des fouilles. Il s’agit d’un éphémère petit port de commerce étrusque sur l’ancien lac d’un affluent du Pô, très lié au principaux ports de la mer Adriatique par lesquels les Étrusques commerçaient avec les Grecs. Dans ce qui était sans doute la propriété d’un aristocrate, se trouvait une sorte d’atelier ou d’appentis, avec des murs en torchis. Mais vers 500 ans av. J.-C., un violent incendie embrase la ville, et réduit la pièce en cendres. On ne sait ce que ses occupants ont pu en sauver.
Certaines abeilles, en tout cas, n’ont pu y échapper : les archéologues les ont retrouvées, carbonisées, dans les vestiges. Au vu de leur forme, il s’agissait bien des abeilles domestiques habituelles en Europe. Ce qui n’était pas complètement prévisible, tant la découverte de ces insectes pour des époques anciennes est rarissime (et en Asie, les apiculteurs utilisaient d’autres espèces, cousines de la première, tandis que les Mayas avaient domestiqué un autre genre d’abeille, sans dard).
Mais qui dit abeille ne dit pas forcément apiculture. Or l’immense majorité des vestiges, brûlés, étaient bien difficiles à identifier. C’est pourquoi les chercheurs les ont soumis à une batterie d’analyses chimiques. Celles-ci ont révélé que de petites concrétions noires retrouvées en abondance étaient probablement des gouttes de cire et de miel ayant fondu et s’étant mélangés avec la terre du sol en tombant.
Cette cire et ce miel provenaient vraisemblablement des rayons d’une ruche. En effet, en un endroit, la carbonisation avait miraculeusement conservé leur forme hexagonale caractéristique (voir photo). Une ou plusieurs ruches étaient-elles présentes dans la pièce ? Sans doute pas, car la pièce avait plusieurs fonctions : les archéologues y ont retrouvé des restes de métiers à tisser et d’un important artisanat du corail. L’équipe estime donc plutôt que les artisans y entreposaient les rayons pour en extraire la cire et le miel. Grâce à un patient relevé de la répartition des charbons de bois dans la pièce, les chercheurs ont en tout cas pu montrer que la ruche ou le meuble sur lequel se trouvaient les rayons était en figuier, tandis que les poutres ou piliers étaient probablement en frêne et en chêne.
Toutefois, l’enquête n’était pas finie. Il restait encore quelques indices à exploiter : les pollens. Leurs spécialistes, dans les laboratoires d’archéologie, analysent leurs différents types, caractéristiques de telle ou telle espèce d’arbre ou de plantes. Habituellement, cela leur permet d’évaluer quelle pouvait être la végétation autour de tel ou tel site ancien. D’après leurs analyses, le site de Forcello était entouré des mêmes vastes forêts qui recouvraient la plaine du Pô à l’époque. Celles-ci étaient l’un des éléments de la puissance des Étrusques, en leur fournissant les quantités considérables de bois en général nécessaires à l’obtention du fer, plomb, cuivre, argent dont les gisements parsemaient le territoire.
Mais avec les pollens, il y avait mieux, la possibilité d’étudier les habitudes des abeilles et donc des apiculteurs étrusques. Or les chercheurs avaient pu distinguer deux types de restes carbonisés : ceux constitués par le miel et la cire mêlés à la terre, et ceux composés par le « pain d’abeille ». Ce dernier est une mixture fermentée, principalement constituée de pollen, que préparent les abeilles. Réserve de nourriture, c’est une importante source de protéines pour les larves et les jeunes abeilles. Les types de pollens qui s’y trouvent reflètent donc les fleurs dans lesquelles butinaient ces insectes.
Étrangement, les abeilles du site étrusque semblaient raffoler des fleurs d’une plante aquatique aujourd’hui très rare dans la plaine du Pô, le faux-nénuphar. De mémoire d’apiculteur européen, on n’a pas vraiment souvenir de ce goût prononcé des abeilles pour une telle fleur, même s’il est compréhensible : parfum intense, facilité d’accès du nectar, longue période de floraison, le faux-nénuphar a tous les attraits pour séduire les butineuses. Un potentiel qui n’avait pas échappé aux Étrusques, visiblement. Seulement, comment faisaient les apiculteurs pour y faire butiner leurs abeilles ? Car en 500 av. J.-C., il n’y en avait pas partout : les carottages réalisés par les chercheurs sur les rives du lac n’en ont pas retrouvé.
Par conséquent, le plus simple, pour y amener les ruches n’était pas le transport à dos d’âne, mais vraisemblablement par bateau, comme le décrivait Pline. Certes, celui-ci traite de pratiques postérieures de quelques siècles au site étrusque, mais celles-ci se déroulaient tout près, dans la ville d’Ostiglia à une vingtaine de kilomètres en aval.
Dans les pollens relevés par les chercheurs, il y a aussi, en moindre quantité, d’autres fleurs qui poussent souvent aux abords des villages dans les friches et les décombres (grande mauve, ambrette, pas-d’âne, menthe, etc.) L’équipe suggère que c’est en revenant au village que les abeilles les butinaient, tandis que les apiculteurs récupéraient miel et cire dans des ateliers comme celui qui a brûlé.
Bref, il y a de bonnes chances que les Étrusques aient pratiqué l’apiculture par bateau. Un scénario qui paraît tout à fait plausible à Bernard Vaissière, spécialiste de pollinisation à l’Inra, qui note que la pratique perdure aujourd’hui « dans certaines régions en Europe, comme dans le delta du Danube et en Hongrie. »
L’histoire ne dit pas en revanche, comment les Étrusques évitaient de perdre des abeilles par noyade. Mais sur ce point, comment ne pas se référer au poète Virgile, précisément originaire de cette région étrusque, qui recommandait au lecteur de ses Géorgiques, un siècle et demi avant Pline : « Au milieu de l’eau, soit qu’immobile elle dorme, soit qu’elle coule, jette en travers des troncs de saule et des grosses pierres, comme autant de ponts, où [les abeilles] puissent déployer leurs ailes au soleil d’été, si d’aventure, travailleuses attardées, elles ont été mouillées ou précipitées dans Neptune, par l’Eurus [le vent d’est]. »
Nicolas Constans
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Compléments
La publication scientifique
L. Castellano et al., JAS, 83, 26.
Du miel de vigne ?
Hormis le pain d’abeille, l’autre grande source de nourriture des ruches est bien sûr le miel, obtenu à partir du nectar. Sur le site étrusque, l’analyse des pollens semble claire : il s’agirait d’une spécialité culinaire peu banale, du miel de vigne. Y avait-il des vignobles à proximité, à une époque où les Étrusques exportaient abondamment leur vin, notamment en Gaule ? Ou les abeilles allaient-elles butiner de la vigne sauvage, vraisemblablement suspendues en treille dans les arbres aux abords des forêts, dont d’après l’équipe, elles préfèrent en général les fleurs. Difficile de trancher, car les pépins retrouvés sur le site étrusque sont mi-domestique mi-sauvage, et des recherches ont montré il y a quelques années que les populations cultivaient ensemble tout un continuum entre ces deux types de raisins durant l’Antiquité. Vue depuis l’époque actuelle, l’hypothèse de l’équipe semble en tout cas pour Bernard Vaissière plutôt osée : « en général, les abeilles européennes butinent rarement les différents types de vigne, et ne le font que pour y chercher du pollen. » Difficile pour lui d’imaginer qu’à l’époque des Étrusques, elles soient venues y chercher du nectar en quantité suffisante pour y faire du miel.
Mise à jour : Laurent Bouby, du CNRS à Montpellier, qui étudie les débuts de la domestication de la vigne, juge cependant plausible l’hypothèse que ces abeilles aient butiné de la vigne sauvage (ou en train d’être domestiquée). La quantité de pollens retrouvés dans les vestiges, notamment, lui semble « vraiment très élevée ». De là à supposer que les vignerons étrusques aient appelé à la rescousse leurs collègues apiculteurs, ayant remarqué l’effet bénéfique des abeilles sur la production de raisin, il n’y a qu’un pas qu’il est bien trop tôt pour envisager de franchir… D’autant que la manière dont se pollinise la vigne sauvage est aujourd’hui « mal connue » : les scientifiques ne savent pas dans quelle mesure le vent d’une part, et les abeilles et insectes d’autre part contribuent à transporter le pollen d’une plante à l’autre. (La vigne domestique n’a pas ces problèmes : elle s’auto-féconde.)
Mise à jour (2) : l’équipe me précise qu’ils sont en train de mener des expériences pour reproduire le comportement du miel et de la cire lors de l’incendie (qui brûlent puis tombent sur le sol, où ils refroidissent brutalement). Leurs résultats préliminaires confirment que c’est bien ça qui semble s’être passé. Autrement dit, ce qu’il ont trouvé était bien du miel brûlé, et contient bien d’importantes quantités de pollen de vigne (ce n’est pas une contamination extérieure, donc). Selon eux, si les abeilles avaient butiné la vigne sauvage uniquement pour le pollen, alors on devrait en retrouver dans le pain d’abeille, ce qui n’est pas le cas. Voir leurs commentaires en détail et en anglais.
Très peu de traces des débuts de l’apiculture
Que les hommes préhistoriques aient consommé du miel depuis au moins des centaines de milliers d’années, cela ne fait guère de doute, ne serait-ce qu’en observant les trésors d’ingéniosité que déploient nos cousins les chimpanzés pour chiper aux abeilles leur fruit de leur production. En Europe occidentale, il est resté pendant des millénaires, jusqu’à l’introduction de la canne à sucre à partir de la fin de l’Antiquité, le principal moyen de sucrer facilement la nourriture. Que les hommes aient utilisé la cire d’abeille comme ingrédient dans diverses colles, impermabilisants, etc, cela est attesté et remonte au minimum à 7000 ans av. J.-C. d’après des analyses de tessons de céramiques publiées il y a deux ans. Elles montrent que son utilisation était largement répandue au Proche-orient, en Europe de l’ouest et en Afrique du nord il y a quelques milliers d’années. En revanche, que les hommes soient allés jusqu’à fabriquer des ruches et domestiquer des abeilles, c’est beaucoup plus difficile à établir : les ruches étaient souvent en matériau périssable, et insectes et micro-organismes se font une joie de débarrasser rapidement les lieux de toute trace de miel. Heureusement, il existe une peinture égyptienne de 2400 ans av. J.-C. qui montre indubitablement des apiculteurs face à des ruches. Côté archéologie, la récolte était bien mince avant l’Antiquité, jusqu’à la très belle découverte il y a dix ans de ruches en Israël datées d’environ 1000 ans av. J.-C. Elles témoignent d’une apiculture quasi-industrielle dès cette époque. Pour les siècles qui suivent, les archéologues ont retrouvé, en Grèce et en Espagne notamment, des ruches en céramique, en forme de gros vases couchés et striés. Mais cela ne représente qu’un petit échantillon des nombreux modèles existant pendant l’Antiquité en écorce, bois, bouse, etc. dont les mérites étaient abondamment discutés par les auteurs antiques.
Commentaire sur l’article
Pour Hervé Richard, du CNRS, spécialiste de l’analyse des pollens anciens au laboratoire Chrono-environnement, des sites archéologiques sur les débuts de l’apiculture aussi bien préservés sont « exceptionnellement rares ». Il souligne l’approche multidisciplinaire « excellente » suivie par l’équipe. Il trouve leur interprétation « très solide », même s’il aurait préféré que soient véritablement explorées des hypothèses alternatives.
Pourquoi les abeilles tombent-elles à l’eau ?
Merci au commentateur Jerome, qui signale dans les commentaires que les abeilles ont effectivement tendance à plonger dans l’eau quand la surface de celle-ci est lisse (voir cette publication ancienne). Il en donne l’explication, explorée il y a quelques années par des spécialistes de la vision des insectes (voir par exemple ce communiqué du CNRS) : en vol, l’abeille estime son altitude grâce à la quantité de détails qu’elle voit défiler sous elle. Quand il n’y en a pas, comme sur une eau dormante, elle pense qu’elle vole haut et peut se permettre de redescendre. Et c’est la chute.