Patrice Pomey : « un apport d'une richesse extraordinaire »
Les articles de C. Pulak et U. Kokabaş sur les épaves de Yenikapı sont importants par les informations qu’ils contiennent et qui permettent de mieux saisir la place de ces épaves dans le cadre des études d’archéologie navale. Il convient tout d’abord de souligner et de saluer la performance technique qu’a représenté l’ensemble des opérations de fouille, levés de plan, enlèvement et étude de toutes ces épaves. Si les techniques utilisées ont déjà été éprouvées auparavant, l’application d’ensemble fut exemplaire et a été réalisé à une échelle sans équivalent jusqu’à présent (cela vaut pour les deux équipes d’archéologie navale qui ont travaillé sur le site).
Sur le plan des études d’archéologie navale :
Le premier point, déjà souligné lors de la découverte des épaves, est que le nombre des épaves d’époque byzantine du VIIe au XIe s. a considérablement augmenté. Alors que l’on ne connaissait que quelques rares épaves pour l’ensemble de l’époque byzantine, le corpus d’étude a été pratiquement multiplié par dix. En conséquence, notre connaissance des navires byzantins, qui reposait pour l’essentiel sur des données textuelles et iconographiques, vient de changer radicalement d’échelle avec la possibilité d’étudier les vestiges des bateaux eux-mêmes : types, formes, dimensions, structure, mode de construction, fonction…
Le second point, dans la suite du précédent, est que plusieurs de ces épaves concernent des navires longs, des galères, dont on ne connaissait aucun exemplaire jusqu’à présent pour la marine byzantine (et très peu pour les autres périodes). L’étude de ces épaves, du type galea correspondant à une galère légère comme les interprète C. Pulak, apporte de nombreux éléments importants sur les dimensions, leur structure, leur mode de construction et leur système de nage.
Le dernier point, à mes yeux le plus important, concerne l’apport de ces épaves à l’étude de l’évolution de la construction navale méditerranéenne et à la question du passage de la construction « sur bordé » (shell construction), caractéristique du monde antique, à la construction « sur squelette » ou « sur membrure » (skeleton construction) qui deviendra le mode de construction traditionnel en Méditerranée jusqu’à nos jours.
Les épaves de Yenikapı montrent que la transition fut plus longue et plus complexe qu’on ne le pensait jusqu’à une date récente et confirment l’interprétation de cette évolution technique que nous avions proposée dernièrement (P. Pomey, Y. Kahanov et E. Rieth, « Transition from Shell to Skeleton in Ancient Mediterranean Ship-Construction : anaysis, problems, and future research», International Journal of Nautical Archaeology, 2012, 41.2, p. 235-314). Elles montrent notamment que si la transition est déjà bien avancée et même acquise dès le 6ᵉ siècle dans certaines régions de la Méditerranée (cf. notamment les épaves de Dor/Tantura en Israël et Saint-Gervais 2 en France), il subsiste encore des chantiers de construction, notamment à Byzance, où l’influence des principes et des méthodes de construction « sur bordé » sont encore en partie en usage au 11e s. Outre le poids des traditions, il reste à en déterminer les raisons.
On notera, en outre, qu’il existe néanmoins des différences entre les différentes épaves de Yenikapı qui impliquent des pratiques et donc des traditions différentes. Il reste que si certaines des épaves sont probablement d’origine locale, la détermination des lieux de construction d’origine reste à préciser. Certains des bateaux ayant coulé, ou ayant été abandonnés, dans le port n’ont pas été forcément construit sur des chantiers de Byzance et peuvent provenir d’autres régions.
A cet égard, on peut regretter qu’une étude fondée sur les notions de principes et de méthodes de construction et sur la géométrie des formes (cf. Pomey, Kahanov, Rieth 2012) n’ait pas été développée par les auteurs de ces articles. Cette approche pourrait sans doute permettre de mettre en évidence ces différentes traditions et de les rattacher, éventuellement, à celles déjà connues. Mais il est vrai que cette approche ne prendrait tout son sens qu’en portant sur l’ensemble des 37 épaves de Yenikapı. Elle reste dons à faire sur l’ensemble du corpus dans la suite de l’étude citée.
A l’évidence, comme le souligne C. Pulak, il reste encore beaucoup à faire tant l’apport des épaves de Yenikapı est d’une richesse extraordinaire. Mais l’apport actuel est déjà considérable.
Ainsi, les épaves de Yenikapı occupent aujourd’hui une place particulièrement importante dans l’étude des phénomènes d’évolution ayant conduit, à la fin de l’Antiquité et au début du haut Moyen Âge, à la construction navale traditionnelle de nos jours. Elles viennent ainsi s’inscrire dans le profond renouvellement des études d’archéologie navale de ces vingt dernières années qui après avoir mis en évidence l’évolution de la construction navale grecque archaïque (épaves de la place Jules-Verne à Marseille et évolution de la technique d’assemblage par ligatures à l’assemblage par tenons et mortaises) et la diversité des traditions navales depuis l’âge du Bronze (mondes phénicien, punique, ibérique, grec, adriatique) – ce qui était encore impensable il y a dix/vingt ans – porte aujourd’hui à l’autre bout de la chaîne chronologique sur la fin du monde antique et le début du Moyen Âge (sur l’ensemble de ces problématiques, cf. Les Dossiers d’archéologie, Ports et navires dans l’Antiquité et à l’époque byzantine, n°364, juillet/août 2014).
Patrice Pomey Directeur de recherche émérite Centre Camille Jullian Aix-Marseille Université – CNRS