Pourquoi un tel silence ?
La première raison souvent avancée dans le milieu pour expliquer cet interminable silence est tout simplement la honte de n’avoir pas identifié le fossile tout de suite. Un motif que balaie Yohannes Haile-Selassie, directeur du département d’anthropologie physique du muséum d’histoire naturelle de Cleveland aux États-unis. « Il n’y a pas de raison d’être embarrassé parce que quelqu’un d’autre a identifié un fossile dans votre collection. » William Jungers, professeur émerite à l’université de Stony Brook, n’est pas non plus choqué d’une telle méprise. « Cela peut simplement signifier que l’équipe initiale n’avait pas une grande expertise des hominidés anciens, ou que le fossile ne ressemblait pas à première vue à celui d’un hominidé. » Il ne serait pas scandaleux que Michel Brunet, spécialiste des gros herbivores qui ne s’est mis aux hominidés que sur le tard, n’ait pas reconnu immédiatement le fémur.
Des documents indiquent que le fémur n’est pas parti en France en même temps que le crâne fin août 2001, car la reconnaissance de l’espèce à laquelle il appartenait était restée en suspens. De fait, pendant les années qui ont suivi la découverte, le laboratoire de Poitiers devient une vraie fourmilière : les séjours au Tchad se multiplient, et les fossiles arrivent même par camions, au point de poser des problèmes d’espace (en 2011, toutes espèces et époques comprises, le laboratoire gérait en tout plus de 250 000 spécimens). C’est peut-être à cela que l’on doit l’oubli du fémur jusqu’en 2004. Plus difficile à comprendre, en revanche, est le fait d’avoir laissé réaliser des analyses destructrices sur un os de taille respectable, trouvé à proximité immédiate de Toumaï. Même s’il s’agissait d’un animal différent, il aurait pu renseigner sur la faune qui entourait l’hominidé. Quoiqu’il en soit, souligne Yohannes Haile-Selassie « retarder une publication pour une telle raison ne serait pas éthiquement correct. »
Toumaï est-il notre ancêtre ?
L’autre motif fréquemment avancé par les paléoanthropologues pour expliquer ces treize ans de délai est plus gênant. C’est l’idée que l’équipe de Michel Brunet aurait retardé la publication parce que ce fossile ne convenait pas à son interprétation. « Comme je suis l’un des seuls à l’avoir vu, tout le monde me demande avec un petit sourire : alors, ce n’est pas un bipède ? » raconte Roberto Macchiarelli. C’est en effet une hypothèse souvent avancée, que le fossile ne puisse montrer « de manière suffisamment convaincante cet hominidé était adapté à la bipédie » indique William Jungers, qui a étudié un autre fémur célèbre, celui d’Orrorin.
Que laissent filtrer les photos du fémur ? Le paléoanthropologue John Hawks, qui en avait publié une en 2009 (voir 2e encadré) constatait avec un peu de déception qu’un élément important manquait : les extrémités. Pas de col du fémur, ni de tête. Disparues avec elles, beaucoup des marques des tendons, qui peuvent laisser entrevoir la disposition et la force de certains muscles des hanches et des cuisses. Dans ce qui reste de l’os, ce n’est guère mieux, car des petits animaux ont visiblement rongé le fémur. « Faute de données , personne ne sait ce que ce fémur pourrait révéler, explique William Jungers. Les quelques photos que j’ai vues ne sont pas très parlantes du point de vue de la bipédie. »
Restent les données relevées par Aude Bergeret il y a treize ans. « Il y a des éléments qui rappellent les grands singes, explique Roberto Macchiarelli, qui en a eu connaissance, c’est un fémur très robuste. Mais ce n’est pas anormal si Toumaï est proche de l’ancêtre commun homme-chimpanzé. » Les mesures permettent d’estimer l’inclinaison de la tête fémorale, qui permettrait de déterminer si Toumaï marchait plutôt en canard, ce qui est vite fatiguant, ou avec les genoux un peu plus en-dedans, ce qui le rapprocherait des êtres humains. Globalement, cependant, ces mesures sont trop limitées pour conclure.
Ce qui semble plus prometteur, en revanche, serait de passer le fémur au scanner. Ce qui permettrait de dresser une cartographie 3D des variations de sa densité. Elle indiquerait que l’os s’est renforcé en tel ou tel endroit, suite aux forces qui s’exerçaient sur lui : comment Toumaï s’appuyait, comment se répartissait son poids quand il se déplaçait, quelle forme ont pris ses os quand il a appris à marcher, grimper, etc.
Pour cela, il faut le publier. Il y a quelques mois, le débat sur la nécessité d’une plus grande transparence dans les études de fossiles a rebondi. La découverte d’une nouvelle espèce humaine en 2015 à laquelle a participé John Hawks, a été l’occasion d’une querelle des anciens et des modernes. Hawks, devenu le chantre d’une publication ouverte, s’est opposé aux tenants de la vieille école, qui estiment que le temps, l’énergie et l’argent dépensé, sans compter les risques à sillonner des pays parfois très dangereux, ne valent pas qu’on les dilapident en fournissant sur un plateau les données aux paléoanthropologues de bureau. Bref, pas question de prêter ses fossiles avant de les avoir exploités soi-même.
Roberto Macchiarelli se rappelle d’ailleurs qu’à l’époque de la découverte de Toumaï, Michel Brunet lui avait montré une étonnante mâchoire supérieure, inédite, d’un australopithèque. Puis il avait ajouté, en la remettant dans le tiroir de son bureau : « celle-là, ce sera pour quand la mousse retombera… » Il faut croire que les années de vaches maigres ne sont jamais arrivées, car elle attend toujours son heure (voir des photos possibles de celle-ci sur le site d’Alain Beauvilain).
La réponse de Michel Brunet
Sur le fémur, Michel Brunet dit aujourd’hui qu’il faut « laisser du temps au temps », rappelant la quinzaine d’années qu’avait mis son collègue américain Tim White à publier Ardi, un important fossile de 4,5 millions d’années (mais celui-ci avait été retrouvé presque en miettes). Et il livre les raisons de l’attente : « Je voudrais avoir quelque chose de plus complet avant de le soumettre à une revue », dit-il, de retour d’un énième voyage au Tchad. Que cherche-t-il ? Le reste du fémur ? D’autres pièces du squelette ? On ne le sait pas et le monde restera donc suspendu à cette quête d’un homme de 77 ans.