Une longue suite de polémiques
Juste après la découverte de Toumaï, les critiques
En 2002, ce sont d’abord des collègues qui avaient remis en cause, quelques mois après la publication dans Nature, le statut d’hominidé de Toumaï − notamment Brigitte Senut, du Muséum national d’histoire naturelle, et Martin Pickford, du Collège de France, co-auteurs d’une découverte tout aussi exceptionnelle, réalisée − hasard de l’histoire − seulement huit mois plus tôt, au Kenya. Il s’agit de celle d’Orrorin, un hominidé un peu moins ancien que Toumaï, vieux de six millions d’années, pour lesquels ils disposent… d’un fémur. Toumaï, expliquent-ils, aux côtés d’autres signataires, n’est probablement qu’un grand singe, peut-être un ancêtre de gorille.
D’autres embûches sont arrivées d’un ancien membre de la mission, Alain Beauvilain. C’est ce coopérant, géographe à l’université de Nanterre et fin connaisseur du désert tchadien, qui invite en 1992 Michel Brunet à y prospecter, alors que celui-ci fouille au Cameroun, convaincu qu’il est possible de trouver des hominidés ailleurs qu’au sud et à l’est de l’Afrique. Beauvilain va travailler neuf ans pour la mission dont il devient le responsable de la logistique. Présent sur le terrain lors de la découverte de Toumaï le 19 juillet 2001, contrairement à Michel Brunet, il laisse filtrer le scoop quelques jours plus tard à un journaliste du Figaro alors en reportage au Tchad. Colère de Brunet, qui voit bien cependant, que l’excitation générale n’est pas propice à une reprise en main immédiate du fossile. Il décide de prendre tout son temps pour la laisser retomber, ne revenant que fin août à N’Djamena. Il envoie alors le crâne en France, prépare la publication dans Nature qu’il laisse Beauvilain co-signer, puis licencie ce dernier.
Forcé de quitter l’Afrique où il vit depuis plus de vingt ans, et se sentant rayé de l’histoire de la découverte, Alain Beauvilain se lance alors dans une guérilla scientifico-médiatique contre son ancien employeur. D’autant qu’il dispose d’un certain nombre d’informations et de photographies de première main. À un livre en 2003 succède en mars 2004, un article dans une revue scientifique sud-africaine − avec l’aide bienveillante, semble-t-il, de Martin Pickford − qui accuse Brunet d’une grossière erreur dans la remise en place d’une dent. Pour de nombreux spécialistes, après publication de compléments par l’équipe Brunet, l’erreur se révélera n’en être pas une (une malheureuse photo inversée…). Mais elle met en revanche en lumière que l’équipe s’est livrée au repositionnement d’une dent sans le signaler dans la publication initiale, ce qui fait un peu mauvais effet pour un fossile d’une telle importance.
En 2009, une première publication des photos du fémur
Pendant ce temps, après une petite accalmie, les escarmouches d’Alain Beauvilain reprennent. En 2008, l’équipe de Michel Brunet publie en effet une datation de Toumaï, évaluée à 7 millions d’années. Interrogé par Le Monde, Alain Beauvilain la récuse, affirmant que le crâne n’a pas été retrouvé dans sa gangue de sédiments comme le suppose l’équipe. Pour appuyer ses dires, il publie l’année suivante des photographies inédites du jour de la découverte dans une revue normande, n’hésitant pas à affirmer que le crâne aurait pu être déplacé et disposé en direction de La Mecque par des nomades.
Mais surtout, il signale pour la première fois, sur une des photos, l’existence du fémur, qu’on aperçoit à côté du crâne. Travaillant alors pour le magazine scientifique La Recherche, et ayant eu vent de l’épisode de 2004, j’écris un petit article sur cette première confirmation publique de l’existence du fémur. J’interroge notamment Michel Brunet, qui se refuse alors à infirmer ou confirmer cette dernière. L’article publié en 2009 est néanmoins repéré par l’un des co-signataires de la publication de Senut et Pickford mettant en cause le statut d’hominidé de Toumaï. Sur son blog, le paléoanthropologue John Hawks le traduit en anglais, et obtient d’Aude Bergeret une photo du fémur, qu’il met en ligne en juillet. En octobre à un colloque à Londres, Michel Brunet devance les questions de ses collègues en annonçant qu’une description de fossiles post-crâniens de Toumaï (les os du corps, crâne exclu) « va arriver » (écouter, vers 25:00). Force est de constater que la communauté scientifique l’attend toujours.
Aujourd’hui, à l’évocation de cet épisode, Michel Brunet ne cache pas une certaine irritation. « Qu’un jeune collègue se permette de publier un fossile qu’il n’y a pas lui-même trouvé… Sur l’éthique, il y aurait beaucoup à dire. Une photo prise dans mon labo, c’est donc une photo volée ! » Par qui ? « J’ai un Judas dans mon laboratoire. »
Précisons toutefois que selon plusieurs témoignages, la mission qu’il dirigeait ne faisait signer en 2000-2004, aucune clause de confidentialité à ses différents membres. Le statut juridique de cette photographie, d’un fossile propriété du gouvernement tchadien, réalisée − peut-être − dans un établissement public est donc peu clair.