Les anciens Grecs ne jetaient pas leurs poubelles dans leurs champs
Mais où diable atterrissaient les ordures, dans la Grèce antique ? L’enquête obstinée d’un archéologue britannique.
C’est un débat assez surprenant de prime abord. Mais il agite les spécialistes de la Grèce antique depuis plus de soixante ans. Ils se demandent en effet pourquoi leurs sites archéologiques sont fréquemment entourés d’une sorte de halo de tessons de poteries, se prolongeant parfois sur plusieurs kilomètres. Indécelables par le profane, ces fragments de céramique épars se révèlent lors de prospections systématiques. Mais certains archéologues balaient la question : « Des déchets trouvés en surface — et rien de plus. » On « fait une montagne d’un tas de fumier » s’en agacent d’autres.
Car pour beaucoup, l’affaire est entendue : tout cela vient d’une bonne vieille pratique millénaire, commune à une grande partie de l’Europe tempérée. Celle de jeter en tas dans la cour de la ferme la litière crottée du bétail, accumulée dans l’étable pendant l’hiver. Et d’y ajouter toutes sortes de détritus dont on ne sait que faire. Après une longue phase de putréfaction, qui en améliore la fertilité, ce mélange se transformera en un délicieux et odorant fumier.
Ce serait donc des siècles d’ordures ménagères que retrouveraient les archéologues en arpentant la campagne hellène. Car la céramique est un peu le plastique des Grecs de l’Antiquité : elle sert à tout, et constitue l’ingrédient principal de leurs déchets.
Mais un professeur de l’université de Nottingham, Hamish Forbes, a repris l’ensemble du dossier. Dans un article de la revue Hesperia, il livre la conclusion de trente ans d’observations minutieuses : non, les anciens Grecs ne vidaient pas leurs poubelles dans leurs champs.
D’abord parce qu’ils ne semblent pas connaître le fumier. Certes, les auteurs antiques discutent à loisir des mérites respectifs des engrais à base de crottes d’âne ou de mouton, vis-à-vis de ceux récoltés dans les poulaillers (aux qualités incomparables, semble-t-il). Mais rien sur l’ajout d’une litière animale à ces mixtures. En outre, le climat de la Grèce est très sec : nul besoin, comme dans l’Europe humide, de répandre de la paille sur le sol de l’étable pour servir de matelas aux animaux. Leurs bouses et crottins séchés suffisent amplement… Quant aux rares structures antiques que des archéologues croient pouvoir interpréter comme l’équivalent grec de la fosse à purin, elles se révèlent, après examen, peu probantes.
Ensuite, l’idée que les anciens Grecs aient pu déverser, sans autre forme de procès, des tessons coupants dans leurs champs semble hautement improbable au professeur britannique. Une intuition qui lui est venue en analysant son propre jardin, dans les Midlands en Angleterre. Impossible, constate-t-il, d’empêcher que divers détritus ne viennent polluer le compost qu’il prépare consciencieusement au fil des ans, à partir des feuilles, tiges de son jardin, et des poussières et déchets organiques de sa maison. Et tout cela, malgré un tri méticuleux.
Se faisant alors l’archéologue de son jardin, il s’aperçoit que les générations précédentes semblent avoir eu le même problème. Car il y trouve des restes qui remontent jusqu’à l’époque romaine. Des détritus qui proviennent sans doute de pratiques agricoles, sa maison se trouvant dans une zone cultivée depuis des milliers d’années. Poursuivant ses investigations, il constate que les déchets ne dépassent pas en général quelques centimètres. Or ce n’est pas le soc de la charrue qui les a ainsi émiettés : en deçà d’une certaine taille, celui-ci les manque et ne les brise pas.
Non, s’ils sont ainsi, c’est que, d’une manière ou d’une autre, ils ont été triés. Les comptes-rendus ethnographiques sont clairs là-dessus : l’immense majorité des sociétés humaines trient leurs déchets. Souvent pour des raisons toutes simples : jusqu’au milieu du XXᵉ siècle, de nombreux paysans grecs labouraient pieds nus. C’est pourquoi, pour éviter de se blesser, ils entreposaient à part les débris de verre et autres déchets dangereux.
Ces mêmes paysans, étudiés par le jeune Hamish Forbes dans les années 1970, retiraient soigneusement les gros débris qu’ils repéraient dans leur engrais — obtenu à partir du sol de l’étable et de la cour. De cette façon, ils évitaient que ces déchets ne déchirent et n’alourdissent inutilement les sacs avec lesquels des ânes transportaient l’engrais jusqu’aux champs. Car en Grèce le relief souvent très accidenté interdit pour une grande part l’usage de la carriole. Il impose aussi de longs trajets pour accéder aux terres cultivées. Tout porte à croire que les anciens Grecs, faisant face aux mêmes contraintes, ont agi de même.
Comme Forbes dans son jardin, les paysans grecs des années 1970 laissaient néanmoins passer quelques détritus dans leur engrais : les plus petits. C’était probablement aussi le cas dans la Grèce antique. Car la majorité des tessons retrouvés lors des prospections sont petits. Ils sont également particulièrement usés. Peut-être parce qu’ils ont été longtemps piétinés, se trouvant dans une maison ou d’autres lieux de passage. Ils auraient alors fini par échouer, après un coup de balai, dans la cour de la ferme.
Pour appuyer ses dires, Forbes se livre à un savant calcul incluant l’épaisseur de terre retournée par la binette grecque − la tsapa −, la fréquence avec laquelle les agriculteurs ajoutaient des engrais, le poids transportable par un âne et la proportion de tessons que repère un archéologue moyen lorsqu’il fait une prospection… Résultat : à raison d’un tesson par sac d’engrais, voire moins dans certains cas, il peut tout à fait expliquer les densités de céramiques observés dans les campagnes grecques. Pas besoin d’imaginer que les champs étaient des décharges à ciel ouvert…
Nicolas Constans
La publication scientifique : H. Forbes, Hesperia, 82, 551, 2013.
Le commentaire en anglais de Bill Caraher, de l’université du Dakota du nord aux Etats-unis
Merci à Hamish Forbes.