Une étrange figurine aux yeux clos découverte au Proche-Orient
Que voulait exprimer celui qui a sculpté ces deux visages il y a dix mille ans ?
Vers 10 000 ans av. J.-C., bien avant les royaumes mésopotamiens ou l’Égypte pharaonique, des sociétés sophistiquées émergent au Proche-Orient. Ce sont elles qui abandonnent peu à peu la chasse et la cueillette des hommes préhistoriques, pour l’agriculture et l’élevage. Ce sont elles aussi qui apporteront ce mode de vie en Europe, changeant à jamais le cours de son histoire. Depuis les années 1950, des découvertes en Turquie, Syrie, Israël, Palestine et Jordanie notamment, dépeignent des sociétés complexes, aux mœurs et rituels élaborés.
Autour de 8200 ans av. J-.C., ces sociétés semblent connaître une évolution religieuse ou idéologique assez profonde. Alors que les visages humains étaient très rares dans leur répertoire artistique, voire totalement absents pour les périodes les plus anciennes, ils apparaissent à profusion à partir de cette date. Et ils deviennent un petit peu plus réalistes, moins schématiques.
Les archéologues ne savent pas pourquoi le visage humain prend une telle importance à cette époque. Mais une découverte de chercheurs espagnols et français éclaire cette évolution, la liant à un rite funéraire bien connu. Ils viennent en effet de publier l’analyse d’un petit bâton en os sur lequel sont sculptés deux visages, qui date précisément de cette période : 8300 à 8000 ans av. J.-C. Ils l’avaient mis au jour il y a quelques années, lors des fouilles du site de Tell Qarassa dans le sud de la Syrie. Long de cinq centimètres, sans doute en os d’auroch, il se trouvait dans les restes d’une habitation en pierre transformée en cimetière.
Ce qui étonne le plus les archéologues, ce sont ces yeux fermés. Ils n’ont pas d’équivalent dans l’art de cette époque. Sauf avec un rite qui a fait couler beaucoup d’encre et apparaît à peu près au même moment : les crânes surmodelés. Ce rite se déroulait vraisemblablement de la manière suivante : quelque temps après la mort d’un défunt, des hommes creusaient sa tombe et y prélevaient le crâne. Sur la surface de celui-ci, ils appliquaient alors une sorte d’enduit. En modelant ce dernier (et en le rehaussant parfois de couleurs), ils redonnaient alors un visage − assez stéréotypé − au défunt.
Or dans les crânes surmodelés comme dans les visages de Tell Qarassa, les créateurs figurent la bouche par un trait bref. Et les yeux sont le plus souvent fermés. Les proportions de la tête sont également assez similaires.
Et justement, des pratiques qui rappellent les crânes surmodelés existaient à Tell Qarassa. Dans le cimetière où se trouvait la figurine, les squelettes sont sans tête. Dans une autre zone du site, qui semble dater de la même époque, onze crânes d’hommes et d’enfants mâles ont été regroupés dans une toute petite pièce ovale. Pas de crânes surmodelés ici, mais le visage fait toutefois l’objet d’une attention particulière : il est absent (la partie du crâne correspondant au visage a été retirée).
Voilà pourquoi l’équipe qui a découvert le bâton estime que sa fonction était probablement similaire à celles des crânes surmodelés. Lesquels ont fait l’objet de différentes interprétations au cours de l’histoire : des trophées de guerre, ou des opérations liées aux ancêtres (leur rendre un culte, rappeler leur souvenir ou au contraire de les oublier). Selon l’équipe, il s’agirait peut-être d’une manière de réintégrer les défunts dans la vie sociale, de les humaniser. Et les yeux fermés ou ouverts de ces crânes, représenteraient la mort ou la vie.
En tout cas, les hommes qui se sont servi du bâton l’ont peut-être utilisé pour des rituels funéraires. Car malgré sa présence dans ce cimetière, il ne semble pas s’agir d’une simple offrande aux défunts, qui sont totalement absentes des tombes du site. En revanche, quelqu’un semble avoir fractionné le bâton en plusieurs morceaux, ce qui faisait peut-être partie d’un rite. En effet, à la base de celui-ci se trouve un léger renflement très similaire avec le haut des deux têtes gravées : il y avait donc sans doute d’autres visages sur le bâton, qui était plus long.
Nicolas Constans
- La publication scientifique : J. J. Ibáñez et al., Antiquity, 88, 81–94, 2014.
- Photos des fouilles et autres informations sur le site de la mission archéologique.
- Voir aussi : Rania Ayobi, Humaines ou animales ? Des figurines ambiguës à Tell Aswad, ArchéOrient-Le Blog (Hypotheses.org), 4 octobre 2013.]
- Merci aux auteurs : Juan José Ibáñez Estévez, Jesús Emilio González Urquijo et Frank Braemer