Les mystères de la pantomime romaine
L’archéologie expérimentale appliquée à la danse…
Il faut s’y faire : on n’est jamais sûr de rien en archéologie. Ce qui n’empêche pas un préhistorien, face à une pierre taillée, d’avoir immédiatement son idée sur la manière dont elle a été fabriquée. Parce qu’il en a vu beaucoup. Mais aussi et surtout parce qu’il en a taillé lui-même. Il sait que la nature de la pierre et le type d’objet que veut obtenir l’homme préhistorique restreignent les possibilités. Il perçoit donc à peu près quel a pu être l’enchaînement des gestes.
Trouver les gestes. C’est le domaine de l’archéologie expérimentale. Telle lance était-elle une arme de guerre ou d’apparat ? Tel outil a-t-il vraiment servi à travailler le bois ? Pour le savoir, il faut essayer. Au moins saura-t-on si les hypothèses sont vraisemblables.
Cette démarche, des historiennes de l’université d’Oxford l’ont appliqué à un domaine a priori bien loin de la technique : la danse. Il s’agit de la pantomime, un art qui va faire réellement fureur dans l’Empire romain entre le Ier et le Vᵉ siècle apr. J.-C. Les danseurs de l’époque font des tournées, et certains sont parfois de véritables célébrités. Mais qu’est-ce que la pantomime ? Une « tragédie sans mots », d’après les textes de l’époque : un danseur, accompagné d’un musicien, interprète un texte mythologique dit par un récitant.
Le problème est que les historiens ne savent à peu près rien de son déroulement. Les archéologues n’ont retrouvé aucun des livrets, aucune des partitions qui accompagnaient cette danse. Le poète Ovide écrit bien que certains de ses textes étaient dansés. Mais il ne précise pas lesquels. Quant aux rares images de pantomime sur des vases, des peintures, etc. elles ne montrent en général les danseurs qu’avant ou après la représentation, mais pas pendant. Les fouilles des théâtres ne révèlent évidemment pas grand-chose, si ce n’est les dimensions des scènes.
Quant aux textes, les quelques mots qui décrivent le déroulement de la pantomime sont sujets à interprétation. Ils évoquent des mouvements de pieds, des rotations, mais rien de plus concret. En revanche, ils indiquent que le danseur exécutait une série de personnages, de choses et d’actions : il représentait par exemple Mercure, puis le feu, puis la jalousie, etc.
Se forger une intuition
Mais les textes, matière première de l’historien, ne sont pas tout. Jeune doctorante de l’équipe, Sophie Bocksberger est également danseuse. Elle sait donc qu’il manque parfois aux discussions sémantiques subtiles de ses pairs une approche plus concrète, celle du corps. D’où l’idée de confronter des danseurs d’aujourd’hui à cette énigme historique. Il s’agissait, en quelque sorte, de restreindre le champ des possibles. De se forger une intuition un peu plus précise de ce que pouvait être la pantomime.
Difficile, bien sûr, de rationaliser l’expérience sensible que représente la danse. Néanmoins, avec l’aide d’une anthropologue, l’équipe a élaboré le protocole de ces ateliers un peu particulier. Pendant une demi-heure, une historienne faisait un exposé le plus neutre possible de l’état des connaissances sur la pantomime romaine aux danseurs. Elle leur fournissait les textes et les images s’y rapportant.
Les danseurs avaient ensuite trois heures pour élaborer, seuls, leur pantomime. Ils disposaient des deux accessoires bien attestés dans les sources : un masque (sans trou pour la bouche) et une étoffe rouge. La préparation comme la performance étaient filmées. Un compositeur spécialisé en musique antique avait conçu un morceau de cinq minutes. L’équipe avait choisi un texte qui semblait bien se prêter à une pantomime, car riche en images.
Les premiers résultats viennent d’être présentés lors d’une conférence à Nottingham. Les chercheuses notent que certaines figures mythologiques induisent naturellement chez les danseurs des gestes similaires, comme Sisyphe roulant inlassablement son rocher. Ou Tantale essayant en vain d’atteindre nourriture et boisson. Plusieurs ont employé l’étoffe pour représenter les serpents de la chevelure d’un autre personnage, la furie Tisiphone.
Corps sans visage
« Un autre élément qui a émergé de ces ateliers est l’importance du masque », indique Sophie Bocksberger. Car lorsque nous regardons un danseur exécuter ses mouvements, la tête focalise en partie l’attention. Le visage humain est le vecteur naturel des émotions. Avec un masque, l’identité du danseur s’estompe un peu. Corps et tête ne font plus qu’un. « Le corps devient en effet une sorte d’argile à partir duquel le danseur de pantomime modèle les différents personnages de l’histoire », explique Sophie Bocksberger.
Voilà sans doute la raison de l’insistance des textes à faire du corps du danseur le point central de la pantomime. Les textes latins expliquent en effet que le corps du danseur de pantomime n’est pas seulement celui, musclé, d’un athlète : il est aussi « élastique », voire même « hors norme ». On imagine donc que certains danseurs impressionnaient le public par leurs contorsions. Bref, c’est un corps malléable, ce qui cadre assez bien avec l’impression laissée lors des ateliers. Une souplesse qui se doublait probablement d’une certaine dose de sensualité : Galien, célèbre médecin du IIᵉ siècle ap. J.-C., décrit en effet la femme d’un ami qui le consulte pour d’étranges palpitations. Il comprendra après qu’elles lui avaient été causées par la vision d’un danseur de pantomime très célèbre à l’époque, Pylade…
L’autre point qui a frappé les participants aux ateliers est qu’avec ce corps sans visage, l’accent est mis sur la narration plutôt que sur les émotions. Les textes disent d’ailleurs que les spectateurs en apprenaient plus sur les mythes en les regardant à travers la pantomime qu’en les écoutant. Le plaisir du spectateur romain n’était donc pas dans le fait de deviner un éventuel sens caché derrière tel ou tel mythe. Car les clés lui étaient données d’emblée, par le texte récité dont il connaissait les thèmes mythologiques, omniprésents dans l’art de l’époque. Son plaisir était donc vraiment d’en apprécier l’interprétation par le danseur. Les spectateurs critiquaient d’ailleurs celle qui était trop simple, trop évidente. Et s’indignaient quand le danseur se trompait. Art populaire, la pantomime n’avait rien à voir avec le mime, spectacle beaucoup plus facile, voire vulgaire sous la plume des auteurs latins.
Nicolas Constans
* Le site du projet _[Ancient dance in modern dancers](http://www.torch.ox.ac.uk/ancientdance)_.
* Pour en savoir plus, des livres en anglais :
* I. Lada-Richards, _Silent Eloquence: Lucian and Pantomime Dancing, London_, 2007.
* [R. Webb](http://stl.recherche.univ-lille3.fr/sitespersonnels/webb/accueilwebb.html), _Demons and Dancers: Theatrical Performance in Late Antiquity_, Harvard, 2008.
* E. Hall et R. Wyles, _New directions in Ancient Pantomime_, Oxford, 2008.
* Et un autre en français :
* Marie-Hélène Garelli, _[Danser le mythe − La pantomime et sa réception dans la culture antique](http://www.peeters-leuven.be/boekoverz.asp?nr=8186)_, Peeters, 2007.
* Après ce sujet qui sort un peu de l'ordinaire de ce blog, je devrais revenir à des sujets plus classiques (plus concrets ?) la prochaine fois.
* **Dysfonctionnements sur le site actuellement**. Je ne sais pas ce qui se passe, désolé.
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