Controverses sur l'horloge d'Auguste

Une vive controverse agite archéologues et historiens à propos d’un monument dressé par l’empereur romain Auguste. Cadran solaire ou simple calendrier ? Le débat fait rage.

Dans son Histoire naturelle, mine de renseignement sur le monde romain, Pline l’Ancien consacre quelques paragraphes à des obélisques remarquables. Il en évoque surtout un, celui qu’Auguste a fait venir d’Égypte pour l’ériger au Champ de Mars, vaste esplanade où se trouvent de nombreux monuments de la Rome impériale. Il insiste sur le fait qu’Auguste en a fait une utilisation extraordinaire « pour projeter une ombre et ainsi marquer la longueur des jours et des nuits ».

Pline donne quelques détails, mais reste finalement plutôt évasif. Depuis plusieurs décennies, le débat fait rage parmi les archéologues et historiens. Commentaires acerbes, allusions déplacées surgissent çà et là sous les plumes habituellement plus policées des scientifiques. L’objet de cette polémique ? La fonction de l’obélisque de vingt-deux mètres de haut. Servait-il de vaste cadran solaire, ou plus simplement de calendrier rudimentaire, mesurant l’allongement et le raccourcissement des jours au cours de l’année ? Un numéro spécial du Journal of Roman Archaeology fait le point sur cette controverse et fournit une hypothèse alternative intéressante.

Oublié durant des siècles, ce n’est qu’à la Renaissance que les habitants de Rome redécouvrent l’obélisque, lors du creusement d’une latrine. Il a chuté, s’est brisé et se trouve alors partiellement enfoui dans le sol. Les Romains de l’époque comprennent vite qu’il s’agit de l’obélisque érigé par Auguste en 10-9 av. J.-C. Deux inscriptions identiques dédient le monument à la conquête de l’Égypte par Auguste, vingt ans plus tôt, et au dieu Soleil − à l’instar des anciens Égyptiens, qui considéraient les obélisques comme des rayons solaires pétrifiés.

La nouvelle fait le tour de l’Europe des Lumières. Une chance, alors l’archéologie est encore dans les limbes, la mise au jour fait l’objet d’une étude approfondie. C’est l’œuvre d’un jeune et ambitieux abbé de vingt-deux ans, Angelo Maria Bandini. Il sollicite les plus grands savants du temps, comme le grand mathématicien suisse Leonhart Euler. La plupart sont à peu près convaincus que le monument est une sorte de calendrier (une méridienne). Mais en fait, le débat ne fait que commencer.

Un cadran solaire ?

Au début du XXᵉ siècle, un archéologue italien propose que l’obélisque soit la tige d’un immense cadran solaire. En 1976, un autre − allemand −, Edmund Büchner reprend et raffine cette hypothèse. Il suggère que l’édifice serait une pièce essentielle de la propagande d’Auguste (voir les notes, ci-dessous). Le débat est alors encore très spéculatif : tout ne repose que sur le texte de Pline. En effet, rien dans les inscriptions n’indique une quelconque fonction de cadran solaire ou de calendrier. Le monument n’a pas de nom officiel. Le nom d’horloge (horologium) d’Auguste, consacré par l’usage, ne désigne pas spécifiquement un cadran solaire. Enfin, pendant des siècles, aucun archéologue n’a pas pu mener de fouilles dans cette zone densément peuplée de Rome.

Des fouilles, enfin

Trois ans plus tard, l’occasion se présente. Avec d’autres collègues, Edmund Büchner obtient l’autorisation d’ouvrir des tranchées et de pratiquer des carottages. Il va y consacrer une grande partie de sa vie. En 1979, ils découvrent un peu plus de sept mètres d’un pavement incrusté de lettres et de graduations en bronze (toujours visible en sous-sol). Or c’est précisément ce que décrivait Pline, qui indiquait que l’allongement et le raccourcissement de l’ombre étaient mesurés par des graduations en bronze. Celles-ci suivent une ligne d’axe nord-sud, partant probablement de l’obélisque.

Le temps des controverses

La nouvelle fait l’effet d’un coup de tonnerre. Les succès du Büchner archéologue rejaillissent sur les travaux du Büchner théoricien. Il a donc trouvé le pavement là où il l’avait prévu… Ses thèses, qui semblent si spectaculairement confirmées, acquièrent rapidement une grande célébrité. Mais en 1990, un physicien allemand entre dans la danse, Michael Schütz. Il se livre à une démolition en règle de l’hypothèse de Büchner.

Il faut dire qu’à y regarder de plus près, rien dans les fouilles n’est en faveur d’un cadran solaire. Au contraire, elles évoquent plutôt un calendrier. Les inscriptions, en grec, sont des dates : « début de l’été » ou « fin des vents étésiens » (vents du nord plutôt estivaux de la mer Égée). Le long de la ligne sont écrits les signes du zodiaque, qui scandaient l’année durant l’Antiquité. En outre, Büchner n’a trouvé de graduations que le long d’une ligne nord-sud. Les carottages qu’il a réalisé hors de cette ligne n’ont rien donné.

Enfin, Büchner se basait sur une erreur malheureusement propagée à travers nombre d’auteurs anciens depuis la Renaissance. Tous relataient la présence d’un fragment d’une rose des vents à une soixantaine de mètres du lieu où se tenait l’obélisque. Ce qui faisait croire à Büchner que l’obélisque appartenait à un édifice d’une très grande ampleur. Bref, l’affaire semble entendue.

Pas si simple

En fait, la controverse est loin de s’éteindre. D’abord parce que beaucoup de choses dans ce monument ne sont calculables qu’à quelques mètres près. À cause d’imprécisions, d’abord, sur la localisation même de l’obélisque. Car celle-ci n’est connue que par une plaque sur le mur d’une maison, posée juste après la fouille au XVIIIᵉ siècle (et toujours visible.). D’où une imprécision de quelques mètres, qui va alimenter la controverse jusqu’à aujourd’hui. (Les dernières recherches indiquent qu’il faut probablement la décaler de deux mètres − voir cette vidéo tournée sur place).

Pour ne rien arranger, le sol a bougé par endroits. S’y ajoute une querelle byzantine sur le nombre de marches du piédestal, ambigu dans le livre sur les fouilles du XVIIIᵉ siècle. Car plus ou moins de marches, c’est un obélisque plus ou moins haut, et une ombre qui se projette plus ou moins loin.

Plusieurs versions successives ?

Sans compter sur la datation, qui ajoute à la perplexité. Car le pavement découvert… ne date pas de l’époque d’Auguste. Il est plus récent, et remonte aux empereurs flaviens, qui ne commencent à régner que plus de soixante ans après la mort d’Auguste. Et en-dessous, il n’y a rien, à part les traces d’une vague tranchée. Y avait-il quelque chose ? On ne sait pas.

Difficile alors de savoir quel était le monument augustéen originel. D’autant que Pline, qui écrit à l’époque des Flaviens, se désole que l’horloge soit détraquée. Elle ne marche pas depuis trente ans, dit-il, et il en discute les différentes causes possibles (irrégularités du soleil, séismes, inondations qui auraient mis à mal les fondations du monument).

Autrement dit, les vestiges découverts par les archéologues sont peut-être une modification majeure du concept initial. Est-ce pour le faire fonctionner, enfin ? Ou le simplifier, faute d’y être parvenu ? Le silence d’Auguste lui-même, habituellement peu avare de commentaires sur ses réalisations, comme de tous ses thuriféraires, est-il l’indice qu’il ne souhaite pas trop insister sur un échec embarrassant ?

Récemment, une nouvelle hypothèse a émergé. C’est celle d’un ingénieur italien, Paolo Albèri Auber.

Auguste corrige César

En 46 av. J.-C., deux ans avant sa mort, César impose un peu à la hussarde un nouveau calendrier au monde romain. Il s’agit, peu ou prou, de celui que nous utilisons aujourd’hui. Mais ses savants font une erreur. Ils introduisent une année bissextile tous les trois ans, et non tous les quatre, comme aujourd’hui. Trente-cinq ans après, Auguste fait corriger cette erreur. Il le fait exactement la même année qu’il érige l’obélisque.

Or Pline, dans un autre passage, explique justement qu’il faut se servir de l’ombre du soleil pour déterminer les années bissextiles (sans préciser comment faire). Or les calculs d’Albèri Auber montrent que c’est possible avec l’ombre d’une tige verticale. En effet, la longueur de l’ombre qui correspond à une date précise (à midi) varie légèrement d’année en année. Mais si on rajoute un jour tous les quatre ans, alors l’ombre finit par revenir à sa position initiale. Ce qui empêche que le calendrier des hommes ne prenne un retard de plus en plus important par rapport à celui du soleil.

Seulement, tout ceci n’est perceptible qu’avec une ombre très longue. Or c’est justement ce que permet la haute taille de l’obélisque. Ce qui expliquerait pourquoi Pline qualifie l’obélisque d’extraordinaire. Un simple obélisque-calendrier ne serait pas vraiment un exploit durant l’Antiquité. Mais un obélisque détectant les années bissextiles, si. Si avec son obélisque, Auguste a permis de résoudre un problème de calendrier vieux de trente ans, alors on peut imaginer que Pline le qualifie d’extraordinaire.

Voir cette vidéo qui explique graphiquement l’hypothèse :

Nicolas Constans

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Compléments

Merci à Lothar Haselberger, John Humphrey et Bernard Frischer. L’ensemble de ces recherches est rassemblé dans une publication d’environ deux cents pages, Journal of Roman Archaeology Supplementary series n°99, 2014. Les données accumulées par Büchner, dont personne ne connaissait vraiment l’étendue, viennent d’être confiées à un institut.

Le grand projet d’Auguste ? (L’hypothèse de Büchner − I). Auguste a fait ériger l’obélisque en 10-9 av. J.-C. La même année, il fait consacrer un petit édifice dédié à la paix (Ara Pacis), qu’il avait fait construire quelques années auparavant à 80 mètres à peine de l’obélisque. Une simultanéité qui suggère un lien entre les deux monuments. D’autant qu’ils semblent se faire face.

Mais en 1976, Edmund Büchner, va plus loin. Car l’anniversaire que s’est choisi Auguste, vers le 23 septembre, tombe pratiquement le jour de l’équinoxe d’automne. Or ce jour est particulier pour un obélisque. La ligne que décrit alors sa pointe n’est pas courbe comme le reste de l’année : les jours d’équinoxe, elle est droite et rigoureusement perpendiculaire à l’axe nord-sud. Or si on trace cette ligne sur un plan, affirme Büchner, on tombe pile sur Ara Pacis. (Il y a toujours de nombreux débats pour savoir où exactement arrivait la ligne − voir par exemple cette vidéo − , mais les dernières recherches semblent bien confirmer l’hypothèse de Büchner dans ses grandes lignes.)

Cet agencement n’a rien de fortuit, selon Büchner. Il est tout entier au service de la propagande d’Auguste, qui travaille à gagner peu à peu les Romains à l’idée de l’empire. Le fils adoptif de César a ramené la paix, après des décennies de guerre civile. Depuis trois ans, il est chargé officiellement de veiller à la bonne marche du calendrier romain. Il en a reçu le titre, grand pontife, qu’il rappelle d’ailleurs dans l’inscription de l’obélisque. La même année, il corrige le nouveau calendrier, mal appliqué jusque-là, qu’a introduit César trente-cinq ans plus tôt (voir plus haut). Et il donne aussi son nom à un mois de l’année, qui deviendra notre mois d’août. Il souhaite apparaître comme une sorte de grand horloger d’un monde romain désormais pacifié.

Un cadran solaire ? (L’hypothèse de Büchner − II) Pour donner l’heure simplement, la tige d’un cadran solaire doit être parallèle à l’axe de rotation de la Terre. Il faut donc la pencher par rapport à la verticale (d’environ 49° à Rome). Or ce n’est pas le cas d’un obélisque, qui est vertical. Il ne donne à coup sûr que l’heure de midi, où l’ombre indique le nord. Le reste du temps, l’ombre varie selon les saisons (par exemple, le soleil est plus haut en été et plus bas en hiver).

Pour autant, l’obélisque peut donner l’heure. Mais c’est un peu plus compliqué. Il faut tracer tout un ensemble de lignes courbes au sol, qui changent en fonction de la date. Les Romains savaient en fabriquer. Mais l’obélisque étant assez haut, elles devraient occuper normalement une surface assez conséquente. Bref, si l’obélisque du Champ de Mars est un cadran solaire, il s’agit d’un édifice assez colossal : sans doute plus d’une centaine de mètres de large, même en se limitant aux heures où il y a suffisamment de lumière. Comme on l’a vu, rien ne permet de le confirmer pour l’instant.

Auguste n’a probablement fait ajouter la fonction de calendrier ou de cadran solaire qu’après l’érection de l’obélisque D’une part parce qu’Auguste a fait ériger en même temps un autre obélisque avec une inscription identique dans un autre quartier de Rome. D’autre part parce que le texte de Pline indique qu’il avait fait placer une boule en haut de l’obélisque pour que l’ombre de la pointe de l’obélisque soit moins large (et se voie donc mieux).

La dureté de la controverse Il y a trois ans, le débat a laissé des traces. L’un des participants accusait l’institut allemand d’archéologie d’avoir fermé les yeux sur les thèses à l’évidence fantaisistes, selon lui, de Büchner, car celui-ci en était le directeur. Dans une note, il évoquait même le passé nazi du mentor de Büchner. Une allusion trouvée par certains particulièrement malvenue alors que Büchner était en train de mourir.

La fouille de 1748 Elle est menée par le jeune chanoine et bibliothécaire italien Angelo Maria Bandini. Il s’adjoint les services d’un peintre et architecte anglais, James Stuart. Les dessins minutieux au lavis de ce dernier vont être d’un grand secours pour les archéologues qui se pencheront sur la question par la suite. Trois ans après la fouille de l’obélisque, James Stuart, fera un voyage à Athènes dont les dessins seront pour beaucoup dans la fièvre antiquisante qui s’empare de l’Europe au XVIIIᵉ siècle, donnant naissance au style néo-classique.

Qu’est devenu l’obélisque ? En 1792, les Romains relèvent l’obélisque, le réparent et l’érigent à sa hauteur originelle. Mais pas au même endroit, car une maison doit y être construite. Ce sera à 200 mètres au sud, où il est toujours aujourd’hui.