Une famille préhistorique au travail
Identifier la présence d’enfants dans des sites préhistoriques est très rare. Des archéologues en ont décelé sur un site danois.
Approcher l’intimité des populations préhistoriques ? Les occasions sont rares. Ce que les gravures, films, bande-dessinées brodent depuis un siècle et demi sur l’homme des cavernes n’y changeront rien. Difficile de faire parler les pierres. La « tribu » préhistorique, le « clan », les liens du sang n’ont rien laissé derrière eux de vraiment tangible. Notamment parce que les archéologues ne savent pas vraiment si les vestiges qu’ils examinent sont ceux d’hommes qui n’ont fait que passer. Ou si ce sont ceux, mélangés, des générations se sont succédées pendant des siècles dans un même lieu, appréciant chacune à leur tour ses charmes et commodités : rivière poissonneuse, silex à foison, etc.
D’où l’intérêt des sites scandinaves de la fin de l’ère glaciaire, il y a 10 à 15 000 ans, sur des terres mises à nu par le recul des glaces. Ici, on est loin de la profusion des grands sites du bassin parisien comme celui de Pincevent, où des générations de chercheurs depuis cinquante ans ont fait leurs premières armes. Au Danemark, en Suède, c’est le règne du minimalisme. Les hommes semblent ne faire que de brèves apparitions, et c’est tant mieux pour les archéologues. Ni le piétinement des sols, ni les coups de balais de fin de saison − cela s’est vu − ne viennent brouiller la lecture du site par les archéologues. Ici, l’ennemi ce serait plutôt les cycles de gel et de dégel, les glissements de terrain, l’activité des vers, des micro-organismes qui perturbent les strates du sol, et détruisent les restes organiques susceptibles d’être datés.
C’est ce qui explique que le site de Trollesgave, à l’est du Danemark ait dû attendre plus de quarante ans après sa découverte pour être daté, en 2013 : il a entre 13 000 à 12 000 ans. Son étude, menée à partir des années 1980-90, a permis d’identifier plusieurs individus, d’après leur manière de tailler leurs pierres.
Et la fouille permet d’imaginer la scène. Cette dernière se déroule sur un plateau sableux, planté de bouleaux, de saules et de genévriers, au bord d’un lac. Près du rivage, émergent trèfles d’eau, pesses et autres plantes aquatiques. Les silex, de bonne qualité, abondent. « On » a construit une hutte, et fait un feu juste devant l’ouverture. À quelques mètres, quelqu’un, que l’on appellera « l’expert », est assis sur une grosse pierre, et prépare des outils. Il s’agit clairement d’un tailleur très expérimenté. Juste à côté de lui, s’est posté un autre tailleur, « le débutant » qui est beaucoup plus maladroit : il prépare mal le bord de sa pierre, frappe à côté et dérape, créant un bord émoussé. À un moment donné, lui ou un autre ramasse la plupart de ses outils et les ramène à l’intérieur de la hutte.
À quelques mètres de là se trouve le troisième personnage. C’est « le tailleur moyen ». Il fabrique lui aussi des outils, juste au bord du lac. Sans être aussi malhabile que l’autre tailleur, il a clairement encore quelques années d’apprentissage devant lui. Un peu plus tard, peut-être insatisfait, il jette quelques-unes de ses productions dans l’eau.
Bien sûr, il n’est pas possible de connaître l’exact déroulement des événements. Mais difficile de ne pas imaginer que les deux tailleurs inexpérimentés soient en fait des enfants ou des adolescents. Et qu’il s’agit peut-être là d’une famille. Un petit groupe certainement, car le site n’a livré en tout et pour tout que quelques centaines d’éclats et d’outils en pierre, ce qui évoque une occupation brève. Mais comment être sûr que ces événements datent de la même époque, et qu’il ne s’agit pas d’épisodes différents ?
Pour y répondre, les préhistoriens se sont livrés à leur puzzle favori. Il s’agit de retrouver patiemment − c’est en général plutôt interminable − à quelle pierre appartiennent les outils et les débris trouvés sur le site. Ce qui permet de relier chronologiquement différentes zones du site : des outils/débris provenant d’une même pierre ont de très bonnes chances d’avoir été produit par le même tailleur et donc de dater de la même époque.
À Trollesgave, les préhistoriens ont pu rattacher un grand nombre d’éclats à leur pierre d’origine, et le résultat est clair : expert, hutte, feu, tailleur moyen et débutant, tous semblent avoir été là en même temps sur le site. C’est cette méthode qui a permis en outre de savoir que des outils avaient été jetés dans l’eau et d’autres ramenés dans la hutte.
Mais l’archéologue qui a longuement travaillé sur le site, Anders Fischer, a voulu aller plus loin. Aujourd’hui à l’agence danoise pour la culture à Copenhague, il a voulu savoir à quoi avaient servi les différents outils retrouvés pour essayer de déterminer s’il s’agissait bien d’une famille, ou plutôt d’un petit groupe de chasseurs, par exemple.
Il les a alors confié à un collègue spécialiste des minuscules traces d’usure sur les outils en pierre. Les activités usuelles des populations préhistoriques laissent en effet des dessins caractéristiques, visibles au microscope. Résultat : les trois types d’outils retrouvés sur le site correspondent bien à trois utilisations différentes. Il s’agit du grattage et de la découpe des peaux, du travail de l’os et des bois d’animaux, et des pointes de projectiles (sortes de flèches/lances pour la chasse, vraisemblablement). Tous les outils ? Tous sauf quelques-uns, et c’est justement cela qui est intéressant. Parce qu’il existe quelques outils détournés de leur utilisation première. Pourquoi diable utiliser des burins, spécialisés dans le travail de l’os, pour essayer de couper des branches ou du cuir ? Pourquoi couper de la viande avec des pointes de projectiles ? Difficile à expliquer, à moins de remarquer que ces outils sont justement ceux des tailleurs inexpérimentés. Autrement dit ceux des enfants. Qu’on imagine bien, ces chenapans, jouer et ne pas faire exactement ce que l’on attend d’eux…
Des enfants, peut-être, mais une famille ? Le site ne pourrait-il pas être plutôt une halte de chasse ? C’est peu probable. Car dans la région à cette époque, il existe des candidats beaucoup plus naturels : plusieurs sites de hauteur avec une bonne vue sur le paysage alentour, qui contiennent de nombreux restes d’armes de chasse (pointes de projectile) et très peu de débris de pierres taillées − les chasseurs de l’époque emportant sans doute leurs armes déjà préparées avec eux.
En outre, à Trollesgave, les traces d’usure sur les outils indiquent que le groupe n’a tanné essentiellement que des peaux qui avaient déjà été mises à sécher, et non des peaux fraîches. Ce qui rend encore moins probable l’hypothèse de chasseurs bivouaquant en chemin. Dans la plupart des exemples où des ethnologues ont vu des chasseurs tanner des cuirs, il s’agissait de peaux fraîches, celles des gibiers qu’ils venaient d’abattre, tandis qu’ils attendaient une nouvelle proie. Il serait franchement étonnant qu’ils se soient encombrés de peaux séchées.
Il y avait donc un seul feu, une hutte, au moins un adulte et deux enfants. Des zones d’activité bien localisées (travail des peaux, plutôt dans la partie nord-ouest, découpe de la viande ou du poisson autour du feu, etc.). Des probables armes de chasse, activité souvent occupée par des hommes dans les populations récentes de chasseurs-cueilleurs. Et le tannage des peaux, souvent dévolues aux femmes. Tout cela évoque donc plutôt une seule et unique famille. Même si nul ne sait vraiment, dans une aussi petite unité sociale, s’il y avait une répartition des tâches aussi nette. On peut sans doute imaginer d’autres scénarios : qui étaient donc l’expert, le débutant et le tailleur moyen, selon vous ?
Nicolas Constans
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Compléments
Pourquoi en famille ? En Europe à l’époque, les archéologues ont de nombreux exemples de populations qui semblent vivre au sein de groupes importants, de plusieurs dizaines de personnes. Mais cette configuration a son intérêt surtout au moment des migrations des troupeaux : en se postant sur leur passage, un grand nombre de chasseurs sont en mesure de réunir une très grande quantité de viande. Hors saison, en revanche, chacun pour soi : le groupe se disperse, et chacun tente sa chance tout seul. C’est cela peut-être, qui à l’œuvre dans le site danois.
D’autres tailleurs débutants. Ce n’est pas la première fois que les préhistoriens en découvrent, notamment dans plusieurs sites du Bassin parisien. L’une des études les plus connues est celle de la préhistorienne Nicole Pigeot à Étiolles, occupé il y a environ 13 000 ans. La richesse des vestiges de pierre taillée lui a même permis d’entrevoir ce qui lui semblait être la progression de l’élève, de plus en plus adroit au fil du temps. Mais aussi les interventions du professeur, qui pratiquait deux ou trois retouches pour remettre son pupille sur les bons rails. À Solvieux en Dordogne, des archéologues avaient découvert deux pierres taillées dont l’une semblait être un modèle, et l’autre la copie réalisée par l’élève.
La publication scientifique : R. E. Donahue et A. Fischer, Journal of Archaeological Science, 54, 313‑324, 2015.