Les plus vieux outils du monde
Menée par une archéologue française, une équipe vient de découvrir les plus anciens outils du monde. Ils datent d’avant l’apparition du genre humain.
C’est un scénario qui avait survécu à bien des vicissitudes. Il vient d’être mis à mal par un article très attendu de la revue Nature. Jusqu’ici, pour les outils, tout commençait il y a entre 3 et 2 millions d’années. C’est l’époque où selon les spécialistes, les routes des australopithèques − famille à laquelle appartient « Lucy » − se séparent. Le gros de la troupe disparaît ou évolue vers des espèces plus robustes, aux mâchoires puissantes, les paranthropes − éteints il y a environ un million d’années. Quant au reste, il donne naissance au genre humain.
Cette lignée, le genre Homo, aurait alors quitté définitivement les arbres pour devenir, de plus en plus, un fabricant d’outils. C’est en effet à peu près en même temps qu’apparaissent les premiers fossiles humains et les plus anciens outils connus jusqu’à présent, âgés de 2,6 millions d’années en Éthiopie. Réalisés en retirant des éclats de pierre à des blocs ou des galets, ces derniers servaient sans doute, entre autres, à dépecer des proies ou des charognes. C’est ce qu’indiquent des os d’animaux striés par quelque chose de tranchant, qui apparaissent peu de temps après, également en Éthiopie.
Curieusement, les premiers tailleurs d’outils semblaient déjà assez expérimentés. C’est ce que montrent en 1999 les travaux de l’équipe d’Hélène Roche, du CNRS, sur le site de Lokalalei 2C au Kenya. Prenant sa retraite en 2011, cette dernière confie alors la responsabilité de la mission à son ancienne élève, Sonia Harmand, du CNRS.
La découverte
Celle-ci a une idée derrière la tête. « Et s’il existait des sites encore plus vieux que Lokalalei au Kenya_ ?_ » Consultés, des géologues indiquent qu’il y a bien dans la même région des sédiments anciens, d’au moins 2,7 millions d’années. S’ils contenaient des outils, ce seraient donc les plus vieux du monde − d’une courte tête. Alors Sonia Harmand demande puis obtient une bourse, et monte une équipe. À l’été 2011, l’expédition est prête et se dirige vers la zone. « On est parti à plusieurs voitures, et le 9 juillet, on s’est perdu. » Les cartes géologiques, et les repérages préalables sur les images satellites n’ont pas été d’un grand secours : dans ce désert de cailloux, de broussailles et d’acacias, il n’y a pas beaucoup de points de repère. « L’endroit où nous étions arrivés était assez inhabituel. Nous sommes montés sur un petit promontoire pour essayer de voir où nous nous trouvions. Là-haut, il y avait une vue assez incroyable sur une sorte de cirque. Alors j’ai proposé de prospecter la zone »
L’équipe, munie de talkie-walkies, se disperse. Mais à peine quelques minutes plus tard, son mari, qui participe à la mission, l’appelle : « il m’a dit : il faudrait que tu viennes voir, un des prospecteurs a repéré des choses intéressantes. Quand je suis arrivée, j’ai tout de suite vu de curieuses grosses pierres. » Elle commence à ficher près de l’une d’entre elles un de ces petits drapeaux qu’utilisent les archéologues pour signaler les pièces intéressantes lors des prospections. Mais bientôt, le doute n’est plus permis : la zone se couvre de petits drapeaux. Alors elle appelle le reste de l’équipe.
Les géologues confirment que les sédiments où se trouvent les pierres sont bien ces couches anciennes que recherchait l’équipe. Encore faut-il prouver que les pierres en proviennent vraiment. Car des pierres à la surface du sol peuvent toujours avoir roulé, été déplacées et être en fait plus récentes. Heureusement, celles-ci n’ont pas la patine des pierres restées longtemps à l’air libre. Elles semblent fraîchement sorties du sédiment. C’est vraisemblablement le fait de l’érosion, dont les effets sont palpables sur le paysage. « Les pluies ravinent peu à peu le site, ce qui crée des petites collines blanchâtres » explique Sonia Harmand.
La fouille va d’ailleurs confirmer l’intuition des archéologues : en creusant dans le sédiment, ils ont la joie de découvrir, bien enfouies à l’intérieur, de nouvelles pierres taillées. Et plus tard, sur un bloc mis au jour lors de la fouille, ils parviennent même à replacer un éclat qu’ils avaient trouvé précédemment en surface. Il s’agit donc vraisemblablement d’un même groupe de pierres taillées, qui proviennent bien de ces anciens sédiments. Au total, après plusieurs missions, les archéologues ont collecté plus d’une centaine de ces pierres qui « semblent bien avoir été taillées intentionnellement » selon Dietrich Stout, de l’université Emory aux États-Unis. Leurs auteurs utilisaient pour cela deux méthodes simples (voir les Compléments)
Des outils massifs
Ces outils sont très curieux. Ils ne ressemblent pas du tout à ce que connaissaient les archéologues pour ces époques anciennes. Jusqu’ici, les premiers outils avaient des dimensions qui dépassent assez rarement une dizaine de centimètres. Il s’agissait par exemple des galets taillés pour créer des arêtes tranchantes. Mais ici, les archéologues découvrent des pierres bien plus grandes, de gros blocs flirtant allègrement avec les trente centimètres… Des pierres vraiment lourdes, pesant jusqu’à 15 kilos, et fabriquées avec au moins deux techniques simples (voir compléments).
De très vieux outils, donc, mais de quel âge exactement ? Et c’est là que les datations prennent tout le monde de court. Les pierres taillées remontent en fait à 3,3 millions d’années et non 2,7 comme le pensaient initialement les géologues. Ce sont les plus vieux outils du monde. De loin. Ce sont aussi les plus anciennes traces d’une activité de type humain. Le plus vieux site archéologique, en somme.
Les humains n’y sont pour rien
Sauf que tout cela se place cinq cent mille ans avant l’apparition des premiers humains, réputés les seuls à savoir faire ce genre de choses. Alors qui a fabriqué ces outils ? Des membres du genre Homo, qui seraient en fait beaucoup plus vieux (alors même qu’il y a quelques mois, des chercheurs en ont fait reculer l’apparition de près de 400 000 ans) ? Ou les australopithèques dont plusieurs fossiles (de l’espèce de Lucy) sont connus pour cette période, en Éthiopie ? Ou encore de cet hominidé inconnu dont nous n’avons que le pied, dans le même pays ?
Il reste encore un autre candidat, qui n’est pas le moins intéressant. Car fait troublant, en se perdant, l’équipe est tombée à seulement un kilomètre du site d’une autre découverte, faite dix ans plus tôt. C’est celle d’un fossile qui date à peu près de la même époque, entre 3,2 et 3,5 millions d’années. Une sorte de franc-tireur de la paléoanthropologie : le « kenyanthrope ». Il n’est représenté que par un seul fossile, un crâne au visage relativement plat. Il est proche par certains côtés de ses contemporains les australopithèques, par d’autres d’hominidés plus anciens et enfin des membres du genre humain, bien plus récents. Ne sachant pas bien où le ranger, les paléoanthropologues lui ont créé un nouveau genre. Ce que d’autres chercheurs récusent, considérant qu’il s’agit en fait d’un fossile d’australopithèque dont le mauvais état − il est très écrasé − a induit en erreur leurs collègues.
Quoiqu’il en soit, les humains ne sont sans doute pas les premiers inventeurs des outils. Les australopithèques ou le kenyanthrope, avec leurs petits cerveaux, étaient peut-être parfaitement capables d’en concevoir. Si le genre humain leur a survécu, ce n’est sans doute pas que par la justesse de ses choix technologiques. Un petit peu moins d’anthropocentrisme, qui lui fait certainement le plus grand bien…
Nicolas Constans
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Compléments
La publication scientifique. Des scans 3D des outils devraient être disponibles prochainement à cette adresse. La fouille n’est pas terminée, mais progresse plus lentement, car elle s’enfonce dans la colline, d’où une épaisseur de sédiments de plus en plus grande à traiter. « Il devrait y en avoir encore pour quelques saisons » indique Sonia Harmand.
Traditionnellement, les archéologues distinguent deux phases dans l’histoire des premiers outils. La première est l’Oldowayen, du nom des gorges d’Olduvai en Tanzanie, et reste une technologie relativement rustique. La seconde est l’Acheuléen, du nom de Saint-Acheul, un faubourg d’Amiens, période qui voit notamment l’invention du biface, pierre taillée sur ses deux faces. Le plus ancien site acheuléen, d’environ 1,7 millions d’années est justement situé à quelques kilomètres du site dont il est question ici.
Une nouvelle phase : le Lomekwien. C’est le nom que propose l’équipe pour baptiser cette nouvelle phase dans l’élaboration des outils, la plus ancienne à ce jour. Elle est tirée du nom du site, Lomekwi 3, lui-même dérivé de celui de la rivière locale.
Deux techniques inédites à l’époque Les chercheurs ont mis en évidence deux techniques au moins pour les pierres taillées de Lomekwi (faites à partir de roches volcaniques). L’une consiste à frapper avec une première pierre une autre posée sur une troisième (l’enclume) : le coup porté au-dessus et le contre-coup causé par l’enclume suffisent à briser celle du milieu. L’autre technique consiste plus simplement à taper avec une pierre sur l’enclume jusqu’à éclater la première. Ces deux méthodes sont connues plus tard dans l’histoire des outils en pierre taillée sous les doux noms de « percussion bipolaire sur enclume » et de « percussion sur percuteur dormant ». Les marques des coups, contre-coups sont bien visibles sur les pierres de Lomekwi. Les archéologues ont vérifié qu’ils parvenaient à obtenir des outils comme ceux de Lomekwi en utilisant ces deux techniques.
« Quand on essaie d’apprendre aux bonobos à tailler des pierres comme cela se faisait il y a 2,5 millions d’années, explique Dietrich Stout, ils refusent, préférant utiliser des méthodes plus simples, similaires à celles de Lomekwi. » (voir son commentaire en anglais ici). Leur pouce n’est en effet pas assez robuste. Ce qui était sans doute le cas des hominidés de Lomekwi, même s’ils avaient vraisemblablement une capacité de préhension meilleure, d’après les études sur les australopithèques.
En effet, les australopithèques avaient des doigts capables de saisir avec une relative force et précision. C’est la conclusion d’un article publié (coïncidence ?) quelques mois avant cette découverte. En effet, les chimpanzés, bonobos, gorilles et autres grands singes ont des longs doigts bien adaptés pour se suspendre aux branches, mais beaucoup moins à serrer et manipuler de petites choses. Les mains des australopithèques leur ressemblent, mais avec un pouce plus développé et des capacités de préhension meilleures. Cependant, les fossiles d’os de leurs mains sont rares. Jusqu’à présent, il était difficile de savoir si les australopithèques se servaient vraiment de leurs mains de cette manière. Mais les chercheurs ont utilisé le fait que les os se remodèlent et se renforcent à certains endroits, en fonction des efforts répétés que leur propriétaire leur demande. C’est le cas pour nous, Homo sapiens, qui utilisons beaucoup le pouce et le reste des doigts pour former une pince. Chez les australopithèques, l’analyse des chercheurs a montré qu’ils avaient les mêmes renforcements, suggérant un comportement relativement analogue au nôtre.
Des comportements rudimentaires ? Les chimpanzés utilisent des pierres comme marteau et enclume pour ouvrir des noix. Des gestes qui rappellent ceux visiblement utilisés pour fabriquer les outils de Lomekwi. C’est ce que souligne Mohamed Sahnouni, du centre national de recherche sur l’évolution humaine à Burgos en Espagne. (il travaille sur l’un des sites qui avait livré les plus anciens outils connus jusqu’à présent, ceux de Gona en Éthiopie, et son commentaire est disponible ici). Sonia Harmand n’est pas d’accord : « Si les gestes peuvent nous faire penser à ceux des primates comme les chimpanzés, la similitude s’arrête là car les intentions de nos homininés étaient bien différentes de celles des chimpanzés à l’heure actuelle. Les techniques de taille de la pierre à Lomekwi 3 ont été utilisées pour détacher des éclats à partir de blocs lourds et volumineux, une activité jamais observée chez les chimpanzés qui se limitent à casser des noix sur une enclume à l’aide d’un marteau en pierre. Si dans quelques cas des éclats sont detachés pendant cette activité, ils ne sont en aucun cas intentionnels mais tout à fait accidentels. »
En 2010, des chercheurs avaientmis au jour en Éthiopie deux morceaux d’os d’animaux de 3,4 millions d’années, marqués de stries. Ils estimaient que ces stries étaient les traces du dépeçage de ces animaux par des pierres taillées. La découverte avait laissé de nombreux chercheurs perplexes. Car les stries étaient difficiles à distinguer de simples éraflures naturelles. Et ces petits fragments d’os se trouvaient à la surface de vieux sédiments, mais pas à l’intérieur de ceux-ci. Ce qui laissaient des doutes sur leur âge véritable (ils pouvaient ne pas provenir de ces sédiments de 3,4 millions d’années). Enfin, quand bien même ce serait bien un hominidé qui aurait réalisé les stries, cela ne prouve pas qu’il avait fabriqué un outil pour cela : il peut avoir utilisé une pierre cassée naturellement.