Le baiser des deux empereurs
Une scène romaine sculptée dans la pierre découverte en Turquie montre deux personnages enlacés. Il s’agirait de deux empereurs.
En 1999, un terrible tremblement de terre frappe la Turquie et fait plus de 17 000 morts. Son épicentre est situé non loin de l’ancienne Nicomédie, qui fut capitale de l’Empire romain. Mais de cette ancienne cité, les archéologues ne connaissent pratiquement rien, car elle est enfouie sous la ville moderne d’Izmit, à 100 kilomètres à l’est d’Istanbul. Seulement comme souvent, les craquellements du sous-sol permettent d’entreapercevoir les trésors que celui-ci renferme.
Malheureusement, les archéologues sont pris de vitesse. Des fouilleurs clandestins se sont activés au sein des décombres. Ils finissent cependant par être repérés en 2001, lorsqu’ils tentent de faire sortir du pays deux statues colossales d’Athéna et d’Héraklès. Saisies, celles-ci mènent les policiers jusqu’à un immeuble abandonné, à moitié détruit par le séisme. Les archéologues lancent une fouille de sauvetage et s’aperçoivent rapidement que celui-ci recouvre un édifice d’importance. Ils mettent en effet au jour des panneaux sculptés en pierre − des reliefs −, datant visiblement de l’époque romaine. Leur préservation est exceptionnelle : ils sont encore recouverts de leur peinture originelle, dont les Romains, tout comme les Grecs, décoraient en général leurs sculptures. L’État turc prend alors la décision d’exproprier et de reloger les anciens habitants, mais ceux-ci ne l’entendent pas de cette oreille et un procès s’ensuit, bloquant toute recherche.
Huit ans plus tard, en 2009, le jugement permet aux archéologues de lancer une fouille rapide, sur environ 400 mètres-carrés. Ils découvrent d’autres reliefs, eux-aussi peints. Bis repetita : deux reliefs disparaissent. Une enquête est lancée et les vestiges sont mis sous scellés, paralysant à nouveau les études. Depuis, les reliefs sont réapparus dans le catalogue d’un marchand d’art munichois, entraînant le lancement d’une action judiciaire.
Les recherches reprennent enfin en 2013. Une équipe d’archéologues inventorie les découvertes, particulièrement riches : sur 75 fragments de relief, 30 sont très bien conservés, haut en moyenne d’un mètre pour un mètre et demi de large. Pour la plupart, ils semblent appartenir à une même frise, probablement longue de cinquante mètres, qui dépeint l’arrivée d’un personnage important dans une ville.
Un des reliefs, en particulier, retient l’attention. Il représente deux personnages de très haut rang, visiblement, qui se donnent l’accolade. Qui peuvent-ils bien être ?
Pour cela, il faut savoir de quand date l’édifice. Au départ, en 2001, les archéologues pensaient qu’il s’agissait peut-être d’un monument à la gloire de Septime Sévère, empereur qui régna de 193 à 211 apr. J.-C. pour lequel Nicomédie avait pris fait et cause lors de l’accession de ce dernier au pouvoir. Mais de nouvelles fouilles en 2016 sonnent le glas de cette hypothèse.
« Nous avons découvert une pierre réutilisée dans les fondations, avec une inscription, explique Tuna Şare Ağtürk, de l’université de Çanakkale, qui dirige l’équipe. Elle montre que l’édifice date d’après le règne du successeur de Septime Sévère, Caracalla, donc après 217 apr. J.-C. » En outre, le bâtiment n’a probablement pas survécu au puissant séisme qui détruisit une grande partie de la cité en 358 apr. J.-C. « Plusieurs éléments nous suggèrent une datation plus précise, autour de 280-300 apr. J.-C. − les vestiges architecturaux, les images représentées sur les frises sculptées, et le type de sol, en opus sectile [sorte de marqueterie de marbre]. »
À cette date, qui peuvent donc être les deux protagonistes ? Tous deux sont vêtus d’un manteau rouge. Mais la couleur peut être trompeuse. Un millénaire et demi après avoir été peinte, elle n’est peut-être plus du tout comme elle apparaissait aux yeux des citoyens romains de Nicomédie. D’autant qu’après les années passées sous scellés, ses couleurs ont perdu de leur vivacité. L’équipe fait appel à un spécialiste américain, qui entreprend des analyses pour déterminer la composition de la peinture, à partir des traces de pigments encore présentes (par luminescence, infra-rouge, ultra-violet). Celles-ci révèlent que les manteaux des personnages contenaient également une grande quantité de bleu égyptien. En d’autres termes, ils apparaissaient probablement en pourpre, qui est précisément à la fin du IIIᵉ siècle, la couleur impériale par excellence…
Deux empereurs ? Pour les archéologues, le doute n’est plus permis. Car la scène évoque immédiatement les deux personnages les plus célèbres de cette fin de IIIe apr. J.-C., qui n’avaient été représentés ensemble que sur quelques monnaies…
Au cours du IIIᵉ siècle, en effet, l’Empire romain se trouve en fâcheuse posture. Attaqué à l’ouest par des populations germaniques, le long de la frontière Rhin-Danube, il doit faire face à l’est à l’activisme renaissant de son vieil ennemi, le royaume de Perse. Humiliation suprême, ce dernier va même faire prisonnier en 259 ou 260 apr. J.-C. l’empereur romain de l’époque, Valérien, qui mourra en captivité. Les dépenses militaires deviennent un gouffre, l’inflation est galopante, et l’instabilité politique est chronique : des officiers se font proclamer empereurs par leurs troupes, font assassiner leurs rivaux et ne règnent en général que quelques années, avant de se faire remplacer.
C’est l’un d’eux, Dioclétien, devenu empereur en 284 apr. J.-C. dans des conditions non moins tumultueuses que ses prédécesseurs, qui va enfin réussir à enrayer cette spirale. Constatant rapidement les difficultés qu’il va avoir à mener des réformes de fond en même temps que défendre plusieurs fronts militaires, il décide de s’adjoindre les services d’un compagnon d’armes, Maximien. Il l’affecte, semble-t-il, à une tâche précise − s’occuper des affaires militaires dans la partie ouest de l’empire. Mais il prend une décision étonnante : il lui confère le titre de co-empereur. Même si des co-administrations de l’Empire se sont déjà produites dans l’histoire de l’Empire romain, il s’agissait en général d’un père et de son fils ou de deux frères (adoptifs ou non). Un camarade, cela ne s’est jamais vu.
Le pragmatisme de Dioclétien le poussera même à aller plus loin, avec la création en 293 apr. J.-C. d’un système totalement inédit à quatre empereurs, la tétrarchie, par la désignation de deux autres officiers pour seconder lui et Maximien. Mais sur les prémisses de cette création politique sans précédent − les quelques années auparavant qui ont vu le pouvoir partagé entre Dioclétien et Maximien −, les archéologues et historiens savent bien peu de choses.
Or ce sont précisément ce moment et ces deux empereurs que semble représenter le relief de l’ancienne Nicomédie. D’abord à cause de la date, ensuite parce cette ville est la capitale où résidait Dioclétien, et enfin parce que « le personnage de droite semble avoir les traits de Maximien, notamment le nez retroussé et les paupières un peu épaisses qu’on lui voit sur les monnaies de l’époque. » explique Tuna Şare Ağtürk.
L’intérêt selon elle est que ce relief donne un aperçu de l’idéologie que promeut alors Dioclétien (avant celle du système à quatre empereurs, la tétrarchie). Durant les premiers siècles de l’Empire, les sculpteurs officiels représentent les empereurs avec un visage souvent idéalisé, une pratique influencée par l’art grec. Puis au IIIᵉ siècle apr. J.-C., ils commencent à renforcer les rides, expressions et défauts du visage.
Lors de la tétrarchie, en revanche, l’art romain passe par une période très singulière. Sur deux célèbres portraits aujourd’hui au Vatican et à Venise, les visages des quatre empereurs sont carrés, schématiques, avec des yeux exorbités. Représentés ensemble, ils ne se distinguent pratiquement pas. Quasi-interchangeables, ils apparaissent comme des bons soldats à la moralité sans faille, au service de l’Empire.
Le relief de Nicomédie n’annonce que très partiellement cette évolution. Certes, les deux empereurs sont très semblables, avec la barbe et les cheveux ras en vogue à l’époque, et les mêmes costumes. Certes, un discours prononcé pour l’anniversaire de Maximien en 291 apr. J.-C., parle de « frères » et même de « jumeaux ».
Mais sur le relief, les sculpteurs et les peintres ont clairement indiqué quelques différences entre eux, par petites touches. Outre les traits du visage, les couleurs de leurs cheveux, révélées par les analyses, sont distinctes (plutôt gris-brun pour Dioclétien, et plus roux pour Maximien). Deux ans auparavant, un autre discours précisait d’ailleurs qu’ils ne se ressemblaient pas physiquement, mais par le caractère.
En outre, Dioclétien paraît également légèrement plus grand, et surmonté d’une déesse allégorie de la victoire plus haute que celle de Maximien. Toujours cité le premier dans les textes officiels, il y était d’ailleurs présenté comme représentant de Jupiter, tandis que Maximien n’était « que » la manifestation d’Hercule, demi-dieu et fils du premier dans la mythologie.
La gestuelle est également différente. Dans les portraits de la tétrarchie, les empereurs sont côte à côte, figés, presque robotiques, et se tiennent par l’épaule. Le relief, lui, insiste sur d’autres types de liens, plus fraternels, les montrant, à peine descendus de leurs chars, venus immédiatement s’enlacer.
Cette embrassade de deux empereurs n’a à vrai dire pas vraiment d’antécédent dans le monde romain. Un discours de cette époque insistait d’ailleurs sur l’affection profonde de Dioclétien et Maximien, et la peine qu’ils allaient avoir à se quitter après une rencontre officielle. Le vocabulaire employé n’était pas sans rappeler celui utilisé pour décrire la relation entre amants dans la littérature romaine…
De fait, la co-existence d’empereurs pouvait passer pour le citoyen romain, lassé de décennies d’instabilité, pour celle de concurrents luttant pour l’accès au pouvoir. Il était donc essentiel de les rassurer sur l’intensité du lien qui unissait les deux hommes.
Et même si le système surprenant à quatre empereurs adopté par la suite avait de quoi laisser certains dubitatifs, Dioclétien réussira son pari. Les succès militaires de ses co-empereurs lui laisseront les mains libres pour réformer l’Empire, en morcelant les provinces trop grandes − il va faire plus que doubler leur nombre total − et en faisant rentrer l’argent dans les caisses de l’État par une amélioration considérable de l’efficacité de la levée de l’impôt.
Fort de ses succès, il va tenter de graver dans le marbre son système politique, pour régler une fois pour toute les problèmes de succession impériale. Fait exceptionnel dans l’histoire de l’Empire, il est le premier empereur à abdiquer de son plein gré, en 305 apr. J.-C., ainsi que Maximien, au profit des deux autres co-empereurs. Ces derniers prennent aussitôt deux nouveaux co-empereurs pour les seconder, et ainsi de suite, chacun ne pouvant exercer qu’un mandat limité dans le temps…
Las ! Le plan de Dioclétien avait un point faible : certains des co-empereurs avaient des fils, et ces derniers n’avaient pas du tout l’intention de laisser supprimer la voie dynastique. Du magnifique palais qu’il s’était fait construire, aujourd’hui à Split dans l’actuelle Croatie, Dioclétien n’a pu qu’assister, impuissant, à la reprise des guerres de succession, dont émergera quelques années plus tard un nouvel empereur, Constantin.
Nicolas Constans
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Compléments
La publication scientifique
La publication scientifique : T. Şare Ağrtürk, American Journal of Archaeology, 122, 3, 411, 2018. Le projet scientifique, Çukurbağ Archaeological Project qui a débuté en 2013, est financé par le Conseil de la recherche scientifique et technologique turc. Y participe Rıdvan Gölcük, le directeur du musée Kocaeli où sont aujourd’hui les reliefs.
Commentaires
Pour Anne Michel, de l’université Bordeaux Montaigne, comme pour Hervé Inglebert, de l’université Paris Nanterre, la découverte est « importante », notamment parce que les archéologues connaissent très mal la Nicomédie de Dioclétien et qu’il est très rare de découvrir des reliefs encore peints. Anne Michel est cependant dubitative quant à leur interprétation. « Est-ce qu’il n’y a pas d’autres hypothèses également plausibles à explorer ? Par exemple, est-ce que ces deux personnages sont bien des empereurs et non des militaires de très haut rang ? » Les costumes des deux personnages, tout comme les éléments de décoration du bâtiment ne lui semblent pas forcément impériaux. Elle engage également à être prudente sur la reconnaissance des empereurs à partir de caractéristiques de leur visage, souvent variables dans les représentations, comme par exemple Septime Sévère, dont « les traits africains ont été progressivement gommés ».
Hervé Inglebert est lui plutôt convaincu par l’identification. « Les deux empereurs ne peuvent être Marc Aurèle et Lucius Verus ni Septime Sévère et Caracalla à cause de cette pierre de fondation réemployée. Ils ne peuvent non plus être postérieurs à 324, car ils contiennent une iconographie religieuse païenne [qui disparaît en 324 avec l’adoption de la religion chrétienne par Constantin]. La possibilité théorique, non évoquée par l’auteur, de la paire Constantin et Licinius [qui sont co-empereurs avant que le premier ne batte le second] entre 313 et 324 est à écarter pour divers arguments. Restent Maximien et Dioclétien. » Disposer de reliefs impériaux de ce type reste très rare, et « il faudra être sûr que contrairement à l’arc de Constantin à Rome, la frise ne réutilise pas des éléments de monuments plus anciens, ce qui brouillerait les analyses, mais renseignerait en même temps sur l’idéologie promue par Dioclétien. »
Selon lui, « c’est une vraie découverte, qui va permettre de nuancer ce que l’on écrit souvent un peu rapidement sur les évolutions stylistiques (et leurs liens avec l’idéologie impériale) de l’Antiquité tardive. » Anne Michel voit d’ailleurs dans l’art tétrarchique, une « singularité » dans l’histoire de l’art romain, et non une sorte de précurseur de l’art byzantin voire médiéval comme certains chercheurs l’ont avancé. « S’il y a des parentés à rechercher, elles seraient plutôt selon moi à rechercher dans l’art sous Constantin, où l’empereur commence à être représenté de manière plus frontale, centrale et avec des proportions qui commencent à être exagérées. »
Quelle est la fonction du bâtiment où se trouvaient les reliefs ?
Un temple consacré à Hercule ou Jupiter serait logique, puisque Dioclétien et Maximien s’en réclamaient. L’analyse du bâtiment ne sera toutefois pas facile, car se trouvant en ville, les archéologues n’en ont eu qu’un aperçu restreint en 2009 − dont les carnets de fouille, malheureusement, ont été perdus − et un autre encore plus limité en 2016, sur quelques mètres-carrés. L’équipe a toutefois mis au jour les restes d’un escalier, sur lequel s’était effondrée la statue d’une déesse.