Le plus ancien piège à caribou trouvé au fond d'un lac
Un sous-marin à la poursuite des caribous…
C’était une sorte d’autoroute. Il y a neuf mille ans en Amérique du nord, des milliers de caribous déferlaient chaque printemps par un étroit corridor de terre lors de leurs migrations saisonnières. Quittant les terres du sud où ils avaient passé l’hiver, ils n’avaient d’autre choix pour rejoindre celles du nord, que de passer par là, entre deux lacs. Un endroit idéal pour une embuscade. Nul doute que certains chasseurs préhistoriques, établis en Amérique quelques milliers d’années auparavant, se postaient là pour abattre un maximum d’animaux. Fouiller à cet endroit pourrait donc révéler aux archéologues des informations précieuses sur la manière dont vivaient les premiers Américains.
Le problème, c’est que cette autoroute est aujourd’hui submergée. Il y a environ huit mille ans, le niveau des Grands Lacs, entre le Canada et les États-Unis, s’est élevé. Le corridor de terre est aujourd’hui enseveli sous trente mètres d’eau, au fond du lac Huron. Mais une équipe d’archéologues américains vient tout de même d’y déceler une trace de ces anciennes chasses : un piège à caribous.
À l’époque, le climat était très froid, et la végétation typique d’un milieu subarctique : mousses, mélèzes et épicéas, etc. Les caribous sont alors à peu près les seuls grands troupeaux à fréquenter ces régions hostiles. Au printemps et à l’automne, ils migrent et traversent le corridor. Quelles routes empruntaient-ils ? Pour le déterminer, l’équipe a utilisé une représentation en 3D de ce corridor aujourd’hui englouti, et simulé les déplacements des animaux. Ce qui a permis d’identifier quelques points de passage obligés pour les caribous.
Avec un navire océanographique, les chercheurs se sont alors rendu sur place. Balayant le fond du lac avec un sonar, ils ont répertorié tous les éléments qui semblaient inhabituels. Sur les images, l’un d’eux avait un dessin similaire aux pièges à caribous utilisés traditionnellement en Amérique du nord et en Arctique : il ressemble à une allée qui se rétrécit, fermée au bout par des obstacles.
Car quand le caribou est effrayé, il a tendance − comme la gazelle et bon nombre d’animaux qui vont en troupeaux − à se regrouper et suivre les lignes et délimitations naturelles du terrain : bordure de savane, ligne de crête, etc. Avec des petits murets, ou même de simples lignes de pierre, des pieux, des drapeaux, etc., il est donc a priori relativement facile de diriger un troupeau dans un cul-de-sac, afin d’abattre les animaux plus facilement. Ce sont des méthodes traditionnelles de chasse au caribou, longtemps utilisées par des populations indiennes du Canada, des Inuits, etc.
Mais ici, s’agissait-il bien d’un piège ? Pour le vérifier, les scientifiques ont envoyé un petit sous-marin téléguidé : d’après ses vidéos, le dessin sur le sonar était effectivement causé par des grosses pierres alignées (voir des images ici). Impossible qu’elles soient arrivées là naturellement.
Plusieurs analyses ont ensuite confirmé qu’il s’agissait vraisemblablement d’un piège. En effet, l’allée de pierres mène à plusieurs obstacles naturels difficiles à franchir par un troupeau : une plate-forme surélevée couverte de galets et un marécage, qui débouchaient sur une côte plutôt raide. En outre, les chasseurs avaient disposé tout autour ce qui pourrait être des sortes de postes de tir : de gros blocs de pierres disposés en V de façon à dissimuler un homme. À moins que les chasseurs aient utilisé ces « postes de tir » à l’automne, quand les animaux passaient dans l’autre sens.
Enfin, l’origine humaine de ces constructions ne fait pas de doute : des plongeurs de l’équipe ont en effet découvert en divers endroits du piège une dizaine de pierres taillées, probables vestiges de la préparation de pointes de flèches ou d’outils. Une chance, car dans la plupart des pièges de ce genre connus dans le monde, les chasseurs n’ont rien laissé, ce qui rend la datation très difficile. Ici, l’évolution du niveau du lac et des datations au carbone 14 placent la construction du piège il y a environ neuf mille ans. Ce qui en fait probablement le plus ancien piège à caribou connu. « À ma connaissance, explique l’archéologue Rémy Crassard, du CNRS, qui travaille sur ce type de structures en Europe et en Asie, c’est aussi le seul piège sous-marin ! »
Nicolas Constans
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La publication scientifique : J. M. O’Shea et al., Proceedings of the National Academy of Sciences, 2014.
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Ce genre de piège n’existe pas que dans les régions froides. Il est en effet particulièrement répandu au Moyen-Orient et en Asie centrale (sous le nom anglais de kite). C’est ce que révèlent les travaux d’une équipe française, qui a entrepris de les recenser, à l’aide d’images satellites notamment. « On en découvre chaque mois de nouveaux », explique Rémy Crassard. Aujourd’hui, ils en comptabilisent un peu plus de quatre mille (voir la carte mise à jour régulièrement sur le site du projet). Au point de se demander si cette abondance ne reflète pas un abattage quasi-généralisé des gazelles et autres troupeaux fréquents dans ces régions.
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Mais pour cela, il faut démontrer que ce sont bien des pièges. « Par exemple, personne n’a jamais réalisé des expérimentations visant à canaliser des animaux de cette façon », explique Rémy Crassard. Des archéologues ont cru reconnaître des restes de massacre de gazelles non loin de certains pièges, mais leur interprétation est controversée. Certains de ces kites ont pu servir de parcs à bétail.
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L’autre difficulté est la datation. Les quelques dates obtenues sont extrêmement variables. L’un des plus anciens remonte à neuf mille ans, mais d’autres semblent âgés d’à peine quelques siècles. Car excepté les pierres, il n’y a pratiquement aucun reste. « Dans l’écrasante majorité des cas, les quelques traces d’origine humaine sont en surface, explique Rémy Crassard. Ce qui ne permet pas de les relier à l’époque de la construction des pièges. » L’équipe se tourne actuellement vers des méthodes de datation prometteuses mais encore expérimentales.
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Quelques-unes des prospections de l’équipe sur le terrain sont relatées ici et là, au Khazakstan.