L'énigme du massacre des hippopotames nains
Des hippopotames exterminés à l’arrivée de l’homme sur Chypre, il y a 12 500 ans ? Rien n’est moins sûr, indique une nouvelle étude.
Mammouth, cerfs, kangourous et tatous géants : depuis une centaine de milliers d’années, l’expansion de l’homme moderne à travers les différents continents semble souvent s’accompagner de l’extinction de nombreuses espèces. L’irruption soudaine de ce chasseur redoutable dans de nouveaux écosystèmes a-t-elle été fatale à certains animaux ? Ou d’autres causes, comme les modifications du climat ont-elles joué un rôle majeur ? La question est toujours très débattue parmi les chercheurs. À l’échelle d’un continent, elle est souvent très difficile à trancher, en raison du grand nombre de facteurs mis en jeu.
Ce n’est en revanche pas le cas des petits territoires en réduction que sont les îles. Souvent restées largement isolées du reste du monde, avec une faune réduite, elles font figure de cas d’école pour ces questions. C’est à Maurice par exemple, que disparaît le dodo au XVIIᵉ siècle, et fait prendre conscience aux Européens de leur impact parfois irréversible sur le monde vivant. C’est dans une autre île, la Nouvelle-Zélande, que les ancêtres des Maoris actuels semblent bien coupables au XIVᵉ siècle de l’extinction des moas, immenses oiseaux lents et dodus.
C’est enfin le cas à Chypre où l’homme semble faire une arrivée fracassante il y a 12 500 ans : la première preuve de sa présence sur l’île le trouve pris sur le fait. À Aetokremnos, au sud de l’île, il laisse en effet derrière lui les restes d’un ou de plusieurs festins qu’on ne peut qualifier que de pantagruéliques : des centaines d’hippopotames nains, visiblement en partie rôtis au feu de bois. Les malheureux quadrupèdes ne semblent d’ailleurs pas avoir survécu à ces chasses faramineuses. Après, l’espèce s’éteint. Dans tous les autres sites de l’île occupés ensuite par les hommes, il n’y a plus aucune trace d’hippopotames nains.
La mise en évidence de ce « massacre originel » est donc cruciale pour établir la responsabilité humaine dans cette extinction. C’est la thèse défendue depuis une vingtaine d’années par l’archéologue américain Alan Simmons de l’université du Nevada à Las Vegas, à la tête de l’équipe qui fouilla le site à la fin des années 1980. Mais de nouvelles analyses et datations réalisées au Muséum national d’histoire naturelle à Paris, sous la direction d’Antoine Zazzo du CNRS, battent en brèche cette hypothèse. Selon les résultats de l’équipe, le festin n’aurait tout simplement pas eu lieu… et les hippopotames pourraient bien s’être éteints naturellement quelques siècles avant l’arrivée de l’homme.
Dans le livre présentant les résultats de son équipe, pourtant, Alan Simmons est formel. Les premiers Chypriotes connus ont laissé des pierres taillées et des restes de repas − coquillages, poissons et oiseaux − au-dessus d’un imposant tas d’ossements, souvent brûlés (les restes du festin), sur une surface qui ne dépasse pas quelques dizaines de mètres-carrés : par endroits, les archéologues ne voyaient plus les sédiments, mais pratiquement que des os.
Mais dès le début, les critiques ne sont pas tendres avec les hypothèses d’Alan Simmons. Le principal reproche concerne l’absence totale des traces caractéristiques que laissent habituellement les outils tranchants des hommes préhistoriques sur les os des animaux qu’ils dépècent. En outre, les petites pierres taillées présentes sur le site ne semblent pas vraiment adaptées à la découpe en série d’aussi gros animaux. Pire, aucun des chasseurs ne semble s’être jamais hasardé à casser les os des hippopotames pour en extraire la nourrissante moelle, un comportement franchement inhabituel.
Qu’à cela ne tienne, réplique Alan Simmons, les premiers Chypriotes étaient sans doute d’excellents bouchers, qui dépeçaient artistement leurs animaux, sans laisser de traces. Ou la graisse abondante des hippopotames empêchait leurs outils de parvenir jusqu’à l’os. À moins que ces hommes n’aient rôti leurs proies en entier, à la broche, ce qui leur aurait évité d’avoir à les dépecer. Alan Simmons signale aussi que des ethnologues ont décrit des populations capables de dépecer des éléphants avec des petits éclats de pierre taillée.
Pour démêler les fils de cette controverse, le mieux serait de dater directement les os des hippopotames. Mais le climat de Chypre joue ici un bien mauvais tour aux paléontologues : le collagène de l’os n’y subsiste jamais. Sans lui, impossible d’obtenir des dates fiables au carbone 14. On peut bien s’essayer à dater ce qui reste de l’os ou des dents, mais rien n’y fait : ils sont en général contaminés par le carbone du sol où ils reposaient, d’où des dates complètement faussées.
Reste une seule possibilité, qu’a exploitée l’équipe du Muséum : les os calcinés. Ces derniers ont en effet la particularité quand ils brûlent à plus de 600°C de recristalliser, ce qui les rend beaucoup plus résistants aux contaminations du sol. Prélevant de nouveaux échantillons en 2009, l’équipe applique la méthode aux os d’hippopotames calcinés du site. Résultat : leurs dates sont presque identiques à celles des charbons du feu. Les deux événements seraient donc contemporains, et Simmons aurait raison ? Sans doute pas, car des expériences menées alors par l’équipe montrent que les os brûlés dans un feu de bois captent une grande partie du carbone que celui-ci génère. Ils peuvent donc paraitre beaucoup plus récents qu’ils ne sont en réalité. Rien à faire, le problème semble insoluble. Mais les chercheurs vont recevoir alors une aide inattendue.
Le phénomène est en fait connu depuis longtemps : il s’agit de la turquoise osseuse. Au Moyen Âge, des moines s’étaient aperçus que lorsqu’ils déterraient des os anciens puis les faisaient brûler, ces derniers prenaient une teinte bleu-vert. Des artisans les taillaient ensuite pour en faire des bijoux, des ornements, etc.
L’explication du phénomène, sur laquelle s’étaient déjà penchés les savants du XVIIIᵉ siècle comme Réaumur, est la suivante. C’est en fait le manganèse, fréquemment présent dans le sol, qui migre peu à peu dans l’os au cours des siècles, essentiellement en surface. Une fois brûlé, il s’incorpore à l’os sous forme d’un ion qui donne une couleur bleu-vert. C’est bien ce qui se passe sur le site chypriote, ainsi que vont le confirmer les analyses.
Autrement dit, les os des hippopotames ont passé un certain temps dans le sol avant d’être brûlés… Et vu la concentration en manganèse que les chercheurs ont relevée, ils y étaient sans doute déjà depuis plusieurs siècles quand ils ont été brûlés. Loin d’avoir chassé les hippopotames, les hommes seraient en fait tombés sur ce tas d’os sans doute à moitié enterré. Le bois étant plutôt rare à cette époque sur l’île, ils auraient utilisés les os comme combustible d’appoint pour leurs feux − les os brûlent bien, quoique moins longtemps que le bois.
Bref, la coexistence de l’homme et des hippopotames nains n’est pas prouvée sur le site. Or c’était le seul cas connu à Chypre… Cela ne prouve pas que l’homme n’ait jamais chassé les hippopotames, ni qu’il n’ait contribué en rien à leur disparition. Mais comparé aux moas ou aux dodos, le dossier d’accusation est ici bien mince.
Le climat de plus en plus aride qui régnait alors à Chypre depuis la fin de la période glaciaire a sans doute joué un rôle important dans l’extinction des hippopotames. En fait, Aetokremnos est loin d’être un cas isolé : il existe une trentaine de grottes ou d’abris à Chypre qui renferment ce genre d’accumulations d’os d’hippopotames. Ces derniers venaient peut-être y chercher désespérément de la fraîcheur et surtout le peu d’eau ruisselant des parois − les hippopotames ont besoin de s’hydrater très régulièrement.
Nicolas Constans
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Compléments
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Merci à Antoine Zazzo
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La publication scientifique : A. Zazzo et al., Plos One, 10(8),e01344292015, 2015.
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La croisière des sangliers. Il y a trois ans, les chercheurs du Muséum avaient montré que les premiers colons de Chypre n’étaient pas venus seuls. Dans leurs bagages, ils apportaient des sangliers − les os de ces derniers étaient en effet présents à Aetokremnos. Ces derniers étant loin d’être domestiqués à l’époque, on imagine que le voyage en bateau a dû être épique… Mais alors, pourquoi s’être embarrassé de passagers aussi encombrants ? Sans doute parce que les ressources en animaux sauvages de l’île les avaient plutôt déçu. Les deux principaux mammifères de Chypre, les hippopotames et éléphants nains, étant sans doute déjà amplement décimés voire peut-être même éteints par les conditions climatiques. Voilà sans doute pourquoi les premiers colons chypriotes, venus du Proche-Orient, amenèrent ces sangliers. Ils cherchaient sans doute à se constituer… une réserve de chasse. Un peu plus d’un millénaire plus tard, le pari semble d’ailleurs réussi. L’une des principales ressources des hommes sur le site chypriote de Klimonas non loin de là est en effet la chasse au sanglier. Une espèce rigoureusement identique à celle qui apparaissait un peu plus tôt à Aetokremnos.
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Pourquoi des hippopotames nains ? À Chypre, hippopotames comme éléphants avaient évolué vers une petite taille, un phénomène fréquent dans les îles. Les scientifiques en ont fourni plusieurs explications. L’une est l’absence de prédateurs, qui rend moins nécessaire d’être grand et fort. Une autre est la petitesse des ressources en nourriture dans une île, qui contraint, si je puis dire, à une réduction de la voilure. Enfin, une troisième explication avancée dans le cas de Chypre, est la nécessité pour les petites populations insulaires de se prémunir contre une extinction prématurée (si trop de jeunes meurent avant d’avoir atteint l’âge de se reproduire). L’espèce évolue alors pour avancer l’âge de la maturité sexuelle, d’où une période de croissance moins longue, et donc une taille plus réduite.
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Un autre point litigieux concernant Aetokremnos est la succession de ses différentes phases, lisibles dans le sol. Il y a en effet deux couches de sédiments ayant livré des restes. La couche du haut a fourni l’essentiel des restes de pierres taillées et les traces de foyers laissés par les hommes. Celle du bas a fourni quant à elle l’essentiel des restes des hippopotames. Certes, il y a quelques os d’hippopotames dans la couche du haut, et quelques pierres taillées dans la couche du bas. Mais il s’agit peut-être d’un mélange. Car il y a les traces d’au moins un trou : en le creusant, les hommes ont pu ramener des os d’hippopotames en surface. Il y a également un fragment d’os d’éléphant dont un morceau est dans la couche du haut et l’autre dans celle du bas. En outre, les deux couches, séparées par quelques dizaines de centimètres de sable ne le sont pas toujours : elles sont toutes deux par endroits en contact, d’où le passage possible de quelques éléments de l’une à l’autre. Difficile d’en savoir plus, car Alan Simmons n’a laissé de ses fouilles que des schémas relativement sommaires. Plus rien ne subsiste non plus du site, car les archéologues l’ont entièrement fouillé.
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La réponse d’Alan Simmons. Contacté, l’archéologue américain souligne que la turquoise osseuse n’affecte qu’une partie des os du site. Autrement dit, les hommes auraient pu brûler un peu de vieil os (d’où la turquoise) en rôtissant les hippopotames qu’ils venaient de chasser. Vieil os qui pourrait être par exemple le produit des chasses de groupes qui occupaient déjà l’abri quelques siècles plus tôt. Ce qui suppose que ces générations de mangeurs d’hippopotames aient la même manière de découper la viande, ne laissant jamais aucune trace sur les os.