L'homme préhistorique aimait les pains moutardés

Parfois additionné de saveurs fortes, le pain a sans doute été l’un des moteurs de l’adoption de l’agriculture il y a plus de dix mille ans.

Le pain. Un aliment central des cultures et des religions nées au Proche-Orient, des plus de trois cents sortes de pains de la civilisation mésopotamienne, parfumés par des épices ou fourrés aux fruits, au pain de la communion des chrétiens ou de la Pâque juive, en passant par l’ancienne Égypte.

Depuis des décennies, certains archéologues estiment que l’apparition du pain est probablement beaucoup plus ancienne. Et que les efforts des hommes pour se procurer les céréales nécessaires à sa confection auraient donné naissance, lentement, involontairement sans doute, à l’agriculture. Une évolution fondamentale dans l’histoire de l’humanité, qui va entraîner explosion démographique, naissances des États puis de l’écriture, et s’étendre, depuis le Proche-orient, à l’Europe.

Mais pourquoi le pain y serait-il impliqué ? Parce que les populations du Proche-orient ont fabriqué de la farine, avec des meules, bien avant de commencer à cultiver la terre. Mais aussi peut-être parce que les premières céréales sauvages qu’elles ont cueillies, cultivées et domestiquées, le blé et l’orge, contiennent un ingrédient indispensable au pain : le gluten. (Par « pain », il faut plutôt entendre à l’époque un genre de crêpe ou de pita, car pour nos baguettes modernes, il faut du gluten très élastique qui n’apparaîtra que plus tard, avec le blé tendre.)

À l’inverse, dans les parties du monde où le pain n’est pas une nourriture traditionnelle, la route a été bien différente. En Asie, sur le territoire de la Chine ou du Japon actuels, les populations ont cultivé des céréales sans gluten : le millet et le riz. Elles ne les consommaient donc pas sous forme de pain mais sans doute plutôt de bouillies. Car elles avaient inventé des récipients de cuisson, en poterie, bien avant de commencer à cultiver. Et du « riz gluant » au saké, la tradition de la cuisson par ébullition est restée très vivace en Asie.

Au Proche-orient, au contraire, les populations cultivaient déjà des céréales et disposaient de fours quand elles ont adopté la poterie. À ce moment-là, mangeaient-elles bien du pain ? C’est ce qu’ont voulu vérifier deux chercheuses et un chercheur de l’University College de Londres dans l’un des sites les mieux étudiés de cette époque, et occupé en continu pendant près d’un millénaire et demi.

Reconstitution de l’intérieur d’une maison de ÇatalhöyükElelicht CC BY-SA 3.0 http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0

Reconstitution de l’intérieur d’une maison de ÇatalhöyükElelicht CC BY-SA 3.0 http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0

Découvert par une fin d’après-midi glaciale et venteuse de novembre 1958, le site de Çatalhöyük, grosse colline dominant la plaine anatolienne, est devenu rapidement un objet de fascination. D’abord parce qu’avec ses maisons aux toits-terrasses agglutinées les unes aux autres, il évoque fortement une ville. Stupeur des archéologues qui pensaient la Turquie sinon inhabitée, du moins ignorée par les civilisations d’importance à cette époque. Les premières villes du monde semblaient avoir émergé en Palestine, notamment à Jéricho. Habitée de 7400 à 6000 av. J.-C, Çatalhöyük était plus récente, mais tellement plus grande − treize hectares, près de huit mille habitants à son apogée. Surtout, elle dévoilait une richesse culturelle insoupçonnée.

Il y avait non seulement ces miroirs et ces élégants poignards au manche sculpté et à la lame brun-noir, mais aussi ces statuettes de femmes souvent opulentes, que la presse ne tarda pas à appeler déesses-mères. Dans certains édifices, les habitants avaient accroché aux murs d’énormes crânes de taureaux, recouverts d’un modelage leur redonnant vie, ou fiché leurs cornes sur des socles. Une des plus grandes surprises des archéologues fut de découvrir, peintes sur certaines parois, des scènes de chasse, des léopards, des vautours, des motifs géométriques, une pratique qu’ils pensaient oubliée depuis l’art des chasseurs-cueilleurs de la préhistoire.

Chose curieuse, les habitants dormaient juste au-dessus de leurs morts, enterrés parfois par dizaines sous des banquettes dans la pièce principale. Certains étaient entourés d’offrandes dans des bols, boîtes et gobelets en bois, qui contenaient parfois des herbes, des fruits, de la viande, etc. Il y avait aussi ce qui semblait être des fours à pain. Bref, il était plus que tentant de penser que les archéologues venaient aussi de lever le voile sur toute une culture culinaire ancestrale, qu’il ne restait plus qu’à approfondir. Seulement voilà. L’archéologie est un éternel recommencement.

Car Çatalhöyük doit aussi une partie de sa célébrité aux déboires du scientifique britannique qui l’a découverte, un trentenaire énergique nommé Jimmy Mellaart, devenu rapidement une star de l’archéologie. Un an après la mise au jour du site, peut-être grisé par les succès que lui a conféré un flair archéologique hors pair, il se met à raconter une curieuse histoire. Celle d’une jeune femme légèrement aguicheuse rencontrée dans un train, qui lui montre des bijoux anciens. Elle les prétend issus d’un trésor découvert par des pillards dans les années 1920 et en sa possession. Or Mellaart est depuis sa jeunesse, fasciné par l’idée que des célébrités de l’Antiquité, les Peuples de la mer, qui ravagèrent le nord de l’Égypte autour de 1200 ans av. J.-C., étaient peut-être venus de l’actuelle Turquie. Ce trésor, pense-t-il, signe leur présence dans la région.

Le problème est que personne ne pourra jamais mettre la main ni sur ce trésor, ni sur la mystérieuse jeune femme. Et le moins qu’on puisse dire est que les dessins du trésor, publiés par Mellaart dans la presse en 1959, vont faire suffoquer les autorités turques. Les archéologues fulminent, les accusations pleuvent, et il finit par être débarqué de la direction des fouilles. Il continue d’abord de l’animer en sous-main. Mais un vol d’antiquités à Çatalhöyük et la fuite d’un de ses textes qui attribue ses ennuis à des arrières-pensées nationalistes, sont les gouttes d’eau qui font déborder le vase : il ne reverra plus le site pendant trente ans. Ni lui ni personne d’autre d’ailleurs : on ferme, la Turquie ne veut plus en entendre parler.

Il faudra attendre 1993 et la mise sur pied d’une équipe de choc de plus d’une centaine de spécialistes, chargée de tirer au clair ce site hors norme, pour qu’Ankara revienne sur sa décision. Parmi eux, des archéobotanistes, munis de pompes et de tamis, vont extraire des milliers de restes végétaux. Ils produiront ainsi une description plutôt exhaustive des ingrédients dont semblaient se nourrir les habitants de Çatalhöyük, venant de leurs entrepôts, de leurs poubelles, de leurs excréments, etc. Mais sur leur cuisine proprement dite, rien de vraiment tangible.

C’est pourquoi l’équipe de l’University College a choisi de s’intéresser à une centaine de minuscules petits morceaux noircis, rabougris, et à vrai dire, fort peu appétissants. Des restes de repas, sans doute, trop cuits sûrement, mais quoi exactement ? L’équipe se livre à quelques essais. D’abord, ils moulent des grains d’orge et de blé pour en faire de la farine. Avec celle-ci, ils confectionnent de la pâte et la pétrissent, en suivant des recettes traditionnelles, très anciennes, encore en cours dans les campagnes anatoliennes. Une partie leur sert à cuire du pain plat. Par ailleurs, en portant à ébullition des grains concassés, ils confectionnent de la bouillie. Ensuite, ils carbonisent consciencieusement toutes leurs préparations, reproduisant la bévue du cuisinier étourdi ou pressé d’il y a 8 ou 9 000 ans, qui en brûlant cette nourriture, a permis de la préserver. Puis l’équipe compare au microscope l’aspect des préparations obtenues avec celui de la centaine de résidus noircis. Ils regardent en particulier si des bulles d’air sont présentes, si elles sont grandes, nombreuses, etc.

Résultat : c’est bien le pain (et la pâte crue) qui apparaissent les premiers à Çatalhöyük. C’est ce que montre la comparaison avec les résidus modernes. Ce n’est qu’après l’introduction de la poterie, que les habitants délaissent pain et pâte pour de la bouillie, après 6400 ans av. J.-C. « C’est vraiment intéressant, et assez convaincant. Il faudra bien sûr le confirmer sur d’autres sites » estime George Willcox, du CNRS. L’équipe a aussi mis en évidence un quatrième type de nourriture, non identifié, qu’une des chercheuses, Lara González Carretero, va essayer d’identifier en testant d’autres recettes traditionnelles.

Cerise sur le gâteau, les recherches ont montré que les habitants agrémentaient parfois leur pain de graines de plantes sauvages. Le goût de l’une d’elle, appelée l’herbe de Sainte-Sophie, rappelle un peu la moutarde. Anecdotique ? Pas vraiment, car les habitants l’aimaient tant, visiblement, qu’ils en faisaient des réserves, comme l’ont montré les fouilles. Il s’agit sans doute de la plus ancienne preuve d’utilisation d’un condiment…

Quelques exemples des résidus carbonisés de nourriture trouvés à ÇatalhöyükL. González Carretero et al. CC BY 4.0 http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/

Quelques exemples des résidus carbonisés de nourriture trouvés à ÇatalhöyükL. González Carretero et al. CC BY 4.0 http://creativecommons.org/licenses/by/4.0/

Nicolas Constans

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Compléments

Deux mille ans plus tôt, un gâteau qui monte au nez ?

Il y a une quinzaine d’années, des archéologues avaient fait une découverte intrigante : un bout de « gâteau » a priori fait entièrement de graines de moutarde dans un site syrien, Jerf el Ahmar. Les restes dataient d’à peu près 9000 ans av. J.-C. et se trouvaient probablement dans une cuisine, qui contenait des meules, des plats, des bols, etc. Seulement, il n’est pas sûr qu’il s’agisse vraiment d’un gâteau, qui aurait été de toute façon extrêmement relevé. « Ces résidus peuvent être aussi le reste de graines broyées pour en extraire l’huile. » indique George Willcox, qui les a étudiées.

Il y a trois ans, des archéologues avaient aussi découvert des traces d’herbe à ail dans des graisses cuites incrustées sur les parois de poteries, au Danemark et en Allemagne, et plus récentes (datant de 4000 av. J.-C.).

Des pains aux lentilles, aux pois chiches… et aux racines

Pour identifier les ingrédients utilisés dans les pains et pâtes de Çatalhöyük, l’équipe a dû recourir au microscope électronique à balayage. Impossible cependant de les quantifier précisément, mais les chercheurs ont constaté qu’il y avait en majorité des céréales, avec un peu de légumineuses. Les céréales les plus fréquentes étaient surtout des variétés anciennes de blé (sans doute de l’amidonnier, mais aussi de l’engrain, de l’épeautre, etc.). Ce n’est que vers les derniers siècles de l’occupation de Çatalhöyük que, pour une raison inconnue, les habitants semblent peut-être commencer à lui préférer l’orge. Mais de temps en temps, dans ces restes de nourriture se glissaient aussi un peu de farine de lentilles, de pois chiche, de pois, et d’une graine d’un type de plantes appelé vesce.

Outre l’herbe de Sainte-Sophie, il y avait également les tubercules d’une autre plante sauvage, souvent trouvée dans les sites de cette époque et notamment avant l’introduction de l’agriculture. Des expérimentations ont montré que ce genre de plantes pouvait donner un pain tout à fait mangeable, voire plutôt bon. Assez nourrissante, il s’agit d’une espèce aquatique que les habitants cueillaient sans doute sur les rives des nombreux marais qui entouraient Çatalhöyük.

La finesse de la farine

Jusqu’ici, plusieurs archéologues pensaient que les habitants de Çatalhöyük ne consommaient probablement pas beaucoup de pain, car cela aurait impliqué de moudre d’importantes quantités de farine. Or les populations qui le font, ont généralement des stries sur leurs dents, causées par les minuscules débris de pierre provenant des meules. Ce qui n’est pas le cas à Çatalhöyük. D’après Dorian Füller, l’un des membres de l’équipe, c’est probablement parce que les meules y sont faites de roches volcaniques, moins sujettes à produire des petites particules.

La cuisson à la boule

Selon une hypothèse émise il y a une dizaine d’années, les habitants de Çatalhöyük pouvaient faire bouillir leurs aliments avant l’introduction des récipients en poterie. Ils auraient utilisé pour cela les très nombreuses boules en argile retrouvées à Çatalhöyük et parfois près des fours. Préalablement chauffées au feu, les cuisiniers d’alors les auraient plongé dans de l’eau ou d’autres liquides pour faire bouillir ces derniers. Selon cette hypothèse, les récipients devaient sans doute être des paniers recouverts de peaux. Mais pour Dorian Füller, l’absence totale de restes de bouillies dans la période qui précède la poterie implique que les boules devaient plutôt servir à cuire d’autres choses, comme de la viande.

Vidéo

Vidéo de la cuisson du pain dans un four traditionnel du Proche-orient, le tabun, assez similaire à ceux de Çatalhöyük.

La publication scientifique

L. G. Carretero et al., Vegetation History and Archaeobotany, 1‑18, 2017.

Sur Çatalhöyük, voir le livre du journaliste scientifique et très bon connaisseur du site, Michael Balter, The Goddess and the Bull.